Les peuples ont toujours fait les frais des guerres menées par les grands, cela ne date pas d’hier. Les visées politiques, économiques ou religieuses ne tiennent pas compte des destinées individuelles des gens ordinaires. Voir ici, dans « Le Charroi de Nîmes » (chanson de geste du cycle de Guillaume d’Orange datant du XII° siècle) la manière dont les paysans sont mis à contribution sans ménagement :
XXXVI
Par le conseil que li baron lor done
Li quens Guillelmes fist retorner ses homes
Par Ricordane quatorze liues longues.
Prennent les chars et les bués et les tonnes.
Li bon vilain qui les font et conjoingnent
Ferment les tonnes et les charrues doublent.
Bertran ne chaut se li vilain en grocent :
Tiex en parla qui puis en ot grant honte,
Perdi les eulz et pendi par la goule.
XXXVII
Qui dont veïst les durs vilains errer
Et doleoires et coigniees porter,
Tonneaus loier et toz renoveler,
Chars et charretes chevillier et barrer,
Dedenz les tonnes les chevaliers entrer,
De grant barnage li peüst remenbrer.
A chascun font un grant mail aporter ;
Quant il venront a Nymes la cité
Et il orront le mestre cor soner,
Nostre François se puissent aïdier.
Traduction de Claude Lachet :
XXXVI
Selon conseil donné par ses barons,
le comte Guillaume fit retourner ses hommes
par la voie Regordane, à quatorze lieues en arrière.
Ils prennent les charrettes, les bœufs et les tonneaux.
Les braves paysans qui les fabriquent et les assemblent
fixent les tonneaux et doublent les atelages.
Peu importe à Bertrand si les paysans grognent :
tel qui protesta en fut ensuite tout honteux,
il perdit la vue et fut pendu par la gorge.
XXXVII
Ah ! si vous aviez vu alors les rudes paysans se démener,
porter les doloires et les cognées,
lier les tonneaux et les remettre complètement à neuf,
garnir de chevilles et de barres chariots et charrettes,
si vous aviez vu les chevaliers entrer dans les tonneaux,
vous auriez pu vous souvenir d’un grand exploit.
On munit chacun d’un grand maillet
afin qu’à leur arrivée dans la cité de Nîmes,
au moment où ils entendront sonner le cor de leur chef,
nos Français puissent se tirer d’affaire.
Notons que le Charroi de Nîmes est une chanson de geste particulière dans la mesure où le héros Guillaume utilise une ruse et non pas sa seule force pour s’emparer de la ville (qui dans le écit est supposée occupée par les Sarazins). Il demande à ses chevaliers de se cacher dans des tonneaux qu’il introduit ensuite dans la cité en se faisant passer pour un marchand, imitant en cela le grand Ulysse et son cheval de Troie.