Quelque part dans la montagne, mais pas loin d’une route à grande circulation, un journaliste de terrain vient assister à une représentation théâtrale…
"C’est nous ou le chaos!"
Un taureau au Vieuxconistan (*) Le journaliste : Chers auditeurs de Radio-Gastro, je suis sûr que, comme moi, vous ignoriez que la sécurité et la biodiversité de notre glorieux Vieuxconistan dépendaient des vaches. Et qui mieux que Philipidès Atoulékou-Passalakès, éleveur et figure emblématique de notre terroir, pour nous en convaincre ?L'éleveur pluri-pluri-actif : Oui alors bon, la seule richesse de nous là haut, c'est la franchise et l'honnêteté. Donc je vais pas te mentir, sur le principe, la biodiversité, je m'en tamponne. Grave et profond : nous on est des gens entiers, on fait pas les choses à moitié!
Le journaliste : Mais pour mon reportage...
L'éleveur pluri-pluri-actif : T'inquiètes pas mon pote, je suis rôdé...
Alors la biodiversité, on s'en fout, c'est acquis. Moi je suis agriculteur, qui plus est éleveur. Inutile de te dire que la Nature, je la combats tous les jours depuis toujours. Alors c'est peu dire que de dire que je la hais. Mais le mot est à la mode. Et quand un truc est à la mode et qu'avec ta seule activité, tu gagnerais pas bézef, tout ce qui rentre fait ventre. Du coup, on a re-conceptualisé le truc. Oh! pas de manière compliquée. Ici gamin, t'es pas à la ville!
Alors voilà, c'est simple, des biodiversités il y en a trois : la mauvaise, la bonne et la conséquence de la bonne.
Je commence par la mauvaise. C'est celle qui est moche, c'est à dire celle qui ne rapporte rien à l'éleveur. La plupart du temps, en plus, la mauvaise biodiversité fait obstacle à la bonne. Là elle est encore plus mauvaise. La biodiversité qui ne rapporte pas de primes, on la supprime! (hu, hu, hu!) Mais il y a quand même parfois moyen d'en tirer quelque chose, je t'expliquerai après...
La bonne biodiversité donc. C'est facile, c'est la belle, celle qui rapporte. Elle se compose de deux espèces : la vache et la brebis. Il y a bien deux ou trois éleveurs de cochons et de chèvres, mais pour l'essentiel chez nous, c'est la vache et la brebis. Quand je pense qu'il y a des bobos écolos qui font des livres sur la faune avec plein d'espèces, alors qu'il y en a que deux qui comptent pour l’équilibre des écosystèmes, c'est quand même bien la preuve qu'ils sont coupés des réalités...
Alors la troisième biodiversité : c'est la conséquence de la bonne. C'est à dire tout ce qui profite un peu de l'élevage, alors qu'au départ, on s'en fout complètement. Il suffit de dire que c'est de la belle biodiversité, et on peut récupérer de la subvention pour la maintenir. Et comme pour la maintenir, on vous dit qu’il faut de l'élevage, on vous fait cracher des thunes pour continuer l'élevage. Donc vous payez, et les élus locaux nous soutiennent, s’ils veulent pas se faire lourder. Bref en résumé, pas d’alternative : c’est nous ou le chaos. Voilà c'est pas compliqué. Chez nous on va à l'essentiel, pas comme les citadins !
Le journaliste : Et la mauvaise biodiversité, dont-on peut tirer quelque chose ?
L'éleveur pluri-pluri-actif : Je te donne un exemple : l'ours c'est de la mauvaise biodiversité depuis que les gens ne veulent plus de montreur d’ours. Néanmoins l’État, pour faciliter son retour, avait prévu des aides d'accompagnement. Ce qui veut dire que la mauvaise biodiversité pouvait devenir bonne. Il y en a qui étaient prêts à jouer le jeu. Mais je leur ai dit : « Vous êtes fous ? Vous oubliez d'appliquer la règle de base du bon sens paysan : est-ce que c'est en étant pour ou en étant contre qu'on va récupérer le plus de pognon ? Moi je vous dis que, comme l’État est obligé de sauver l'ours, plus on sera contre et plus on aura de pognon. » Et à l'arrivée, qui c'est qui avait raison ? C'est Philipidès Passalakès !
Le journaliste : Très bien, je suis convaincu pour le volet biodiversité. Et pour la sécurité ?
L'éleveur pluri-pluri-actif : La sécurité ? Je crois que c'est encore plus clair que pour la biodiversité... les vaches, elles sont là pour sécuriser mon revenu.
Le journaliste : Par leur production ?
L'éleveur pluri-pluri-actif : Non, par leurs subventions ! Faut atterrir mon pote : un chiffre d'affaire d'éleveur de bovins en montagne, c'est 50 % production, 50 % subventions. Quand ça marche bien. Pas de subventions, pas de revenu. A la rigueur, on peut se passer de production, mais pas de subventions. D’ailleurs, on travaille dur pour déconnecter les subventions de la productivité. Comme ça on dégage du temps pour des machins plus rentables que produire. Comme répondre à tes questions.
Le journaliste : Mais vous les aimez, vos vaches ?
L'éleveur pluri-pluri-actif : Bien sûr...T'as l'air super familiarisé avec l'élevage pour la viande, toi...
Mes vaches, elles finissent toutes à l'abattoir. Alors la sensiblerie, ça fait longtemps qu'on laisse ça aux citadins qui croient que la viande ça pousse en barquette sous cellophane. Mais bon, devant la caméra et les touristes, je sors ma panoplie de gars du terroir et je fais un effort. « Oh regardez moi cette jolie vache bien pomponnée, elle est-y pas mignonne tout plein ? Elle va quand même finir en steak, mais qu’est-ce qu’elle est belle, entourée de romarin et de genévrier… »
Pas étonnant: personne sur place (à part les éleveurs et les élus-locaux, sont obligés) n'est disposé à en manger.
Photo : restaurant "A la montagne".
Et puis, quand un troupeau de bestioles te rapporte + de 100 000 AVP/an, tu les aimes...
Le journaliste : + de 100 000 AVP/an ?
L'éleveur pluri-pluri-actif : Oui AVP : Argent de Votre Poche. C'est la monnaie en vigueur chez nous. Pour simplifier les calculs, on a établi la parité perpétuelle avec l'euro. Comme ça c'est plus clair : un euro qui sort de ta poche, ça fait un euro dans la mienne. Que je fais fructifier. Parce que toi tu saurais pas.
Le journaliste : Et pour l'instant, ça marche votre stratégie ?
L'éleveur pluri-pluri-actif : Pour le moment, du feu de Dieu ! Notre secret : Ne pas prendre les gens pour des cons, mais ne jamais oublier qu'ils le sont vraiment. Il suffit de se pointer avec un béret vissé sur le crâne pour obtenir un label de crédibilité. Passer pour un grand gastronome, c’est pas compliqué vu ce que les touristes ont l’habitude de bouffer. Ce qui compte, c’est le costard et le contexte. Un haché de vieille carne entre deux tranches de pain, du folklore tout autour, et c’est tout de suite un petit festival pour le gogo-client.
On parle du bobo-écolo coupé des réalités, et c’est bien pratique à instrumentaliser. Mais le vrai bobo coupé des réalités, c‘est celui qui est assez stupide pour croire que « campagne » est un terme synonyme de « Nature ». Et c’est sur ce profil là qu’on met le paquet. Tiens un exemple :
Sais tu que dans l'Ancien Testament, il est écrit que Dieu a décidé que la montagne devait être peuplée de bétail et que tout animal sauvage qui entraverait cela devrait être éliminé ? Il a même ajouté : « Sans le bétail subventionné, la montagne serait une erreur... »
Le journaliste : Wouaw, génial, c'est vraiment écrit dans la Bible, je ne savais pas...
L'éleveur pluri-pluri-actif : Ben non ça y est pas, Candide à deux balles…C'était juste pour illustrer mon propos : je te raconte n'importe quoi, et toi tu gobes... C'est bien simple, on croirait que tu bosses pour un media français...
De la fausse amabilité, de la grandiloquence, quelques trémolos dans la voix et je t’enfume…
Si t'avais potassé un peu ton truc, tu saurais que la biodiversité favorisée par l'élevage, c'est juste une histoire à dormir debout pour journalistes incompétents et lecteurs incultes. Un gros potentiel, donc.
Un journaliste un peu sérieux me demanderait de citer les espèces présentes en montagne grâce à l'élevage. Et là je serais dans la mouise, car il y en a absolument aucune. Aucune : tout ce qu'on prétend sauver grâce à l'élevage était là avant l'élevage. Par contre, il n'est pas certain que ces espèces survivent à la fin de l'élevage. Car si on doit partir, on partira pas seuls. Et on fera pas de quartiers, je te le garanti…
Un minimum de déontologie journalistique imposerait aussi de s’interroger sur la liste, par contre pléthorique, des espèces mises en danger ou exterminées par l'élevage extensif, prétendument si proche de la nature : grands herbivores sauvages, grands carnivores, oiseaux forestiers… Mais non, rien, pas une critique, pas une contradiction. C'est beau, le journalisme carpette...
Même chose pour les milieux ouverts : c'est pas l'élevage qui les a majoritairement créés, c'est l'extraction du bois dans le passé. Sinon comment expliquer le doublement de la surface forestière en un siècle, alors que la charge animale est bien supérieure encore aujourd'hui à celle d'il y a 100 ans…
Nous on sait bien que laisser les troupeaux en divagation, c’est déjà pas le meilleur moyen de les soigner (pas grave. Le bien être animal, c’est des conneries). Mais en plus, on sait bien que ça ne ralentit pas la fermeture des milieux qu’on prétend éviter, les bêtes allant toujours au mêmes endroits si on les guide pas. C’est un sacré paradoxe, mais ça ne dérange personne, donc je ne vois pas pourquoi on changerait quoi que ce soit à une stratégie qui fonctionne à donf.
Nous on n’a pas trop le choix : il faut absolument tuer dans l’œuf toute forme de développement non agricole. On a du recul : si on laissait démarrer un truc, tout le monde se rendrait vite compte qu’on peut faire mieux en terme de développement économique rural que le tout-élevage. Et l’argent public se détournerait de nos vaches à lait. On peut pas laisser faire ça. Si tourisme il doit y avoir, il doit être « agro » , pas « éco ». Il suffit ensuite de repeindre « agro » en « éco », et le tour est joué : des gens capables de croire que « campagne » veut dire « Nature » sont capables de croire n’importe quoi. Plus on vous bourre le mou, et moins vous êtes aptes à imaginer une quelconque alternative.
Le journaliste : Ce qui vous motive, c‘est donc la défense de la tradition, du terroir ?
L'éleveur pluri-pluri-actif : Non. La seule chose qui me motive, c'est le pognon. Je suis éleveur de subventions, et je m’en cache pas. Mais le pognon des subventions, je le place : figures-toi que moi, je gère ou co-gère une demi-douzaine d’entreprises. Et c’est pas fini : GAEC, SCI, SAS, GIE, SNC...il n'y a plus un sigle dont je ne maîtrise pas les avantages fiscaux.
Dans un max de domaines, plus ou moins affichés dans l'activité principale : commerce, hôtellerie, organisateur de foires et de bar-mitsva... Un peu comme au jeu du bonneteau : je me déplace dans tous les sens, et hop, où qu'il est le Philipidès ? Là ? Et non, t'as encore perdu : la caisse c’est par là...
Parce que moi, je vois loin. D'accord, la mode est au pécore gardien de la Nature. Mais c'est comme les pantalons à pattes d'eph : ça durera pas. Et le retour de bâton sera velu, crois moi. Alors plutôt que de rester uniquement dans l'élevage, je fais mon trou ailleurs. T’inquiètes qu'avec mon réseau et là où je suis placé, s'il ne doit en rester qu'un à survivre dans la filière, ce sera bibi... Les autres n’avaient qu’à se diversifier plus tôt.
Ma stratégie, c'est la bonne. La preuve : je me suis fait copier par les qataris ! En achetant le PSG, des hôtels et d'autres trucs, ils se diversifient pour préparer l'avenir. Moi c'est pareil, mais j’ai commencé avant eux.
Eux ils placent les bénéfices d'une ressource non renouvelable qui finira par se tarir, le pétrole, et moi je fais la même chose avec une ressource qui finira aussi par se tarir : vos impôts. Les qataris et moi, on est pareils.
Si ça c'est pas du développement durable, je n'y connais rien...
oOo
(*) Le bétail au Vieuxconistan-Postenwalj a été génétiquement modifié: avec deux pattes seulement, les bêtes ont un rendement inférieur en termes de viande, mais comme l'a dit Philipidès Atoulékou-Passalakès "le rendement, on s'en fout, ce qui compte, s'est les subventions", puis le rassemblement du troupeau est tellement plus aisé!
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