Je cherchais à me délasser de l'ordinateur et occuper mes mains autrement qu'à cliquer la souris, chose qui m'est de plus en plus douloureuse. Pourquoi pas un stage artistique ? C'est en faisant des recherches sur les hyperliens et en particulier leur signalétique, que j'ai découvert que le doigt qui pointe, dit « manicule », apparaissait déjà dans les manuscrits médiévaux. Cherchant si quelqu'un en avait déjà parlé dans le monde relativement si nouveau du Web, je suis tombée sur un message signalant qu'il restait encore des places pour un stage d'enluminure cet été. Celui-ci s'annonce fabuleux : enluminure médiévale en abbaye, sur parchemin, avec préparation des couleurs, pose des ors… Un voyage dans le temps !
Jour 0 : retraite cistercienne
Arrivée à Mulhouse, après l'orage, par un temps magnifique. Je loge à l'abbaye, dans la simplicité, en silence, hors connexion. Il me plaît de penser que ce sera l'occasion d'une retraite, loin de l'agitation du monde.
Connectés en permanence, avec l'abondance de connaissances disponibles au bout du clic, et leur afflux incessant, il ne nous est plus donné de mener une réflexion profonde. Je m'attends à refaire l'expérience d'une écriture qui suit le fil de la pensée, comme avant l'an 2000, sans être déroutée par les sollicitations extérieures, ni la facilité d'aller sur Internet vérifier un savoir, compléter une pensée, l'illustrer… et infléchir par là, le mouvement initial. Je suis curieuse de cette expérience, entre retraite et résidence d'artiste. Première certitude : ouste l'hypertexe, ce sera un retour au texte. Je ne suis pas totalement isolée puisque je capte un filet de connexion edge, mais ce n'est pas suffisant pour faire des recherches… et des hyperliens. Mon écriture sera donc déliée. Libre ?
Les moines cisterciens vivent de ce qu'ils produisent. Deux cents moines occupaient l'abbaye, mais il ne sont aujourd'hui plus que dix. Le frère hôtelier qui nous accueille est plié en deux par les années de jardinage. Ma chambre est simple, meublée comme en maison de campagne, de donations sans doute : matelas, bureau et lavabo. Sans oublier crucifix et images pieuses. Je prends conscience que je ne sais plus me servir d'un lavabo et ne suis même pas équipée pour m'y laver, d'une savonnette et d'un gant de toilette… mais de gel douche et de ma vieille serviette de randonnée. Heureusement, nous disposons d'une douche, récemment construite dans le bâtiment.
Je m'étonne de tourner en rond, cherchant comment occuper le temps avant le repas, pourtant servi tôt. J'ai le réflexe de faire des photos, de les publier, malgré la faible connexion. La première passe miraculeusement, puis aucune autre. J'hésite entre lire, faire une sieste en écoutant de la musique, partir en exploration, écrire… bref, je m'agite inutilement comparativement au calme du lieu. Je dois reconnaître que je suis un peu perdue et cherche le tempo. C'est très bien !
Jour 1 : fatigue miniature
Réveillée par une volée de cloches appelant joyeusement au premier office, les Vigiles, à 4 heures du matin, je bougonne. Petit déjeuner de pain blanc et confitures individuelles, bol de café… tout ce que je déteste. La chaleur est pesante aujourd'hui.
Saviez-vous que le mot « enluminure » vient du latin « enluminare » qui veut dire « mettre en lumière » ? tant par des illustrations éclairant le sens du texte que par l'éclat de leurs dorures. Le stage commence par un passionnant cours sur les matériaux utilisés par l'enlumineur : parchemin, encres, pigments animaux, végétaux et minéraux, terres, plumes, gomme, œuf… en passant par le minium, un pigment toxique, de couleur rouge orangé, comme l'antirouille qui en contient, utilisée par les premiers enlumineurs et qui a donné son nom à leurs dessins : « miniature ». Nous utiliserons des matériaux sans danger : tracé au crayon HB sur parchemin, au millimètre près, d'une lettrine, repassé à la plume chargée d'encre de seiche (sépia), avant recouvrement à la gomme ammoniaque [1] des surfaces destinées à être dorées.
J'avoue que je me suis sentie assez maladroite. L'ordinateur domine dans mon métier, si bien que j'ai perdu l'habitude de tenir un crayon. Le maniement m'en est plus aussi aisé qu'auparavant. Je réapprends la patience, le plaisir du travail qui progresse au rythme imposé par la matière — les temps de séchage, la douceur nécessaire au tracé, pour ne pas érafler le parchemin — la concentration pour cet ouvrage minutieux, intense, le calme intérieur qui en résulte. Le voyage dans le temps a commencé…
Au soir du premier jour, je suis déjà, non plus seulement déconnectée, mais aussi dans une autre temporalité. Absolument tranquille. Ailleurs. Le sommeil vient tôt et je tombe dès le couvre-feu, à 20h. Il paraît que la fatigue va grandissante au cours du stage et que la pause des ors, demain, fera suer à grosses gouttes.
Les repas sont copieux, comme pour des travailleurs, que sont les cisterciens. Le déjeuner se déroule dans l'écoute silencieuse de textes religieux, alliant la prise de nourritures terrestres à celles spirituelles. Je n'entends pas, mais suis bercée. Je n'arrive pas à me plonger dans une réflexion intérieure, qu'il me faudrait silencieuse et plus solitaire. Encore que… Je n'en ai pas réellement envie. Contrairement à d'autres ici présents, je ne me sens pas en quête. Je suis trop excitée par les découvertes, trop dans l'élan, trop vivante.
Je redécouvre avec joie la vie en communauté : les repas partagés avec les inconnus en retraite, en silence, le partage des gestes ordinaires, vaisselle, rangement et coup de balai, avant de reprendre chacun le fil de sa journée. La bienveillance première vis-à-vis d'autrui, quel qu'il soit. Le monde d'où je viens m'apparaît désormais, non pas lointain, car j'y retourne bientôt, mais si complexe et tellement agité. J'ai l'envie certaine, non pas de le changer, mais d'y construire autre chose.
Jour 2 : d'or et de sueur
Très mal dormi à cause des cloches appelant aux offices diurnes, j'arrive en retard pour le petit déjeuner. Mon couvert est dressé bien que l'heure soit passée, avec deux thermos, de thé et café chaud. Je ne sais à qui je dois cette bienveillance. À l'esprit de l'abbaye, sans aucun doute !
Même si j'essaye de me laisser guider par le plaisir du trait, mes remplissages restent trop réguliers — « cartésiens », dit le maître. J'ai vraisemblablement du mal à lâcher prise et mon trait est trop réfléchi. Tout le monde a dessiné des dragons maigres comme des serpents, ailés comme une chauve-souris, effrayantes chimères médiévales, sauf le mien qui semble enceinte et juste prêt à défendre sa progéniture avec hargne.
Mon smartphone agonise deux fois par jour, sans doute à force de chercher le réseau. J'arrive miraculeusement à poster quelques photos, au fur et à mesure de ma progression. C'est ma façon de prendre des notes de cours. Je suis plus visuelle, définitivement trop sensible, plus réceptive aux formes et couleurs du monde sensible, qu'à l'extase mystique qui nous est conté lors des repas. Sainte Thérèse de Lisieux peut remballer ses extases, dont la niaiserie et l'emphase m'agacent prodigieusement.
Le voyage dans le temps continue. C'est peu dire que nous sommes loin de l'agitation parisienne, où les filles sont si peu vêtues que l'on voit leurs sous-vêtements par transparence et leurs fesses qui dépassent des shorts dans les rues de Paris, dont l'image me revient en mémoire, avec sa charge d'ennui et de mauvais goût. J'imagine le travail des copistes et l'activité du scriptorium, le commerce des pigments, des colles et des peaux. Il me suffirait de fermer les yeux pour, comme dans les contes de Daudet, les voir passer et œuvrer. J'imagine moins que je me souviens, car en y repensant, la petite agence web d'aujourd'hui n'est-elle pas le scriptorium d'antan, avec ses commanditaires chiants, ses pisseurs de lignes de code et ses inté-graphistes enlumineurs ? Nos métiers sont tout aussi techniques, minutieux et fondamentalement liés au texte : autrefois enluminé, aujourd'hui hyperlinké et multimédia. N'est-ce pas la même chose ? la même histoire qui ne fait que continuer ?
La pose de l'or est stressante. Elle convoque autant le corps que l'esprit : il faut souffler, de son haleine humide, sur la gomme ammoniaque, avant d'y déposer la feuille d'or, avec le plus grand soin. Ça commence par un coup de pinceau derrière la narine pour graisser les poils afin d'attraper l'or. Concentration, dosage du souffle. Le mien est trop sec pour que l'or adhère au parchemin. Peur de gâcher cet or si léger qu'il s'envole, si fragile qu'il s'effrite. Il faut veiller à faire des mouvements mesurés, à se déplacer doucement dans la pièce, pour éviter tout courant d'air. Boire pour humidifier l'haleine. Brunir à la pierre d'agate, avant de lustrer. Gros coup de barre après cette première dorure. Il faut pourtant peindre, mais c'est avec épuisement que je le fais. En cette fin de journée, pourtant moins chaude qu'hier, mon corps sent la sueur. Bercée par les Complies [2], je devrais bien dormir.
Il est utopique de croire que l'on peut encore déconnecter. Malgré tout, où que l'on aille, Internet existe désormais et change le monde. J'ai dans la poche un minuscule ordinateur, qui me sert à prendre des photos, à vous les partager, à prendre des notes, à écouter de la musique le soir et à recevoir des tas de messages, qui passent par à-coups, au gré des caprices du réseau. J'ignore et jette la majorité.
Jour 3 : le dragon décolle
Mieux dormi, levée une demie heure plus tôt, mais c'est encore trop tard pour le petit déjeuner alors que je suis en avance pour le cours. Earl grey, fromage et clafoutis aux pommes : tout va mieux !
Aujourd'hui, plus rien ne passe… à cause du ciel chargé d'orage ? Je coupe donc le réseau et oublie mon smartphone au fond du sac. Le rythme s'accélère. Après les deux couches de couleur, on passe un lavis blanc, puis un réhaut aux motifs décoratifs, avant de redessiner les contours en sépia. Je me doutais que l'enluminure demandait patience et minutie, mais je mesure à quel point. C'est très progressif, et chaque étape réclame une attention particulière. Je redessine plusieurs fois la même chose, au crayon, à la plume, au pinceau, jusqu'à en connaître les traits les yeux fermés.
J'apprivoise ma mauvaise vue jusqu'à réussir à faire le focus sur l'enluminure, victoire ! Je retrouve l'équilibre entre contrôle et détente, et mes traits se font plus réguliers et plus fins. Je remarque que plus je me concentre, plus j'anticipe la courbe à suivre, et plus mon trait tremble. Au contraire, il faut se jeter et suivre le mouvement, bref faire confiance. Et utiliser son souffle : expirer pour tracer des traits droits et inspirer pour les courbes. En fait, l'enluminure est une pratique yogique ! À la fin du troisième jour, la lettrine est finie et mon dragon est prêt à décoller. Complies et au dodo !
L'abbaye est connue alentour et toute la journée les gens viennent assister aux offices ou la visiter et repartent les bras chargés de livres, de sacs de farine et autres produits. Contrairement à l'idée reçue, on n'y mange plus si bien : des légumes du jardin, des fruits du verger, certes, mais aussi des produits industriels, dont des steaks reconstitués, plus ou moins panés. Dur. Frère Robert, jardinier, tout courbé qu'il soit, cultive des plants de tomates de 3 mètres de haut, dont 5 tonnes sont vendues chaque année. Impressionnant ! L'abbaye a besoin de travaux d'entretien que les moines ne peuvent plus prendre en charge. Une partie de la bibliothèque est mise en vente — quelle tristesse ! —, pour financer ces travaux.
Jour 4 : le lapin et les larmes
Cauchemars. Je petit-déjeune enfin avec les autres. Alors que j'avais trouvé mes marques la veille, me sentant enfin à l'aise, ce matin rien ne va : mon trait tremblote, je n'arrive plus à faire la mise au point et ma vue se brouille. J'en ai les larmes aux yeux. Je décide d'avancer à mon rythme et tant pis si je suis dernière. Nous attaquons une dernière enluminure. Un lapin et un écureuil s'y disputent une tour, entre cartouches, rinceaux et besons…
La dorure est finalement reposante. Méthodique, patiente, mesurée. Drôle de journée, où je ne sors pas de moi-même, épuisée. J'ai coupé la connexion, pour rester concentrée. Toutes les connexions : celle internet, mais aussi celle qui me lie aux autres ici présents. Je fais ce que je peux.
Jour 5 : des moines et du vin
Dernier jour. Frère Dominique-Marie vient nous raconter l'histoire de l'abbaye, détruite 5 fois, et nous parler de la vie monastique, intrigante. Depuis l'installation des trappistes, au début XIXe, près de 600 moines ont vécu au monastère. Lors de la reconstruction d'après guerre, il a fallu vendre des libres rares, pour financer les travaux. La bibliothèque des moines contient 100000 ouvrages ! dont de précieux manuscrits. Les moines vivent en autarcie, entre labeur et prière, sans dépendre de personne. Aujourd'hui, il leur faut tendre la main à nouveau, dit-il.
La journée est chargée, avec le dernier travail d'enluminure à achever : tout la mise en couleurs reste à faire ! On commence par un fond carroyé, c'est-à-dire à carreaux, qui me fait un effet d'optique, en 3D : je vois mes traits rouges flotter au dessus du fond bleu, ce qui est gênant pour les appliquer. Je retire mes lunettes et colle le nez au parchemin pour finir. Cela aura pour avantage inattendu de me faire tracer des traits plus fins. Puis nous préparons des terres, et du vert, couleur qui a la particularité de devoir être d'abord broyée dans une base acide, comme du vinaigre ou de l'urine. Il existe un vert très particulier, dit de « Saint Michel » car on ne trouve que dans les manuscrits du Mont Saint Michel, qu'on ne parvient par à reproduire : il a été broyé avec de l'urine d'homme qui a bu… mais on ne sait toujours pas quel vin !
Tout le monde se presse pour finir. On prend tout de même le temps de partager un Gewurtz et un Koglouf en guise d'apéro, avant le déjeuner, toujours en silence, avec la lecture de Marthe Robin cette fois, encore une autre qui m'agace. Rangement de l'atelier, on ferme et chacun se disperse. Je me retrouve un peu penaude, avec un gros pincement au cœur de quitter l'abbaye. C'était intense. Merveilleux. Un magnifique voyage dans le temps. Merci !
[1] Sans rapport avec l'ammoniaque, la gomme ammoniaque est la résine de la plante ombellifère dorema amoniacum, qui sert d'assiette à la dorure. C'est une des techniques qui s'est répandue, car plus rapide, pour répondre à la demande croissante de livres.
[2] Du mot latin, achèvement, les complies sont une prière contemplative de la liturgie des heures, destinée à précéder immédiatement le repos de la nuit.
Vous l'aurez compris, je vous recommande vivement ce stage d'enluminure médiévale de l'atelier Mesnig, à l'abbaye Notre-Dame d'Œlenberg. Retrouvez ici les photos des derniers stages.