Un bon bol d’air frais de rentrée : quelques récits de voyage contés par Alexis de Tocqueville.
Par Daniel Tourre.
La rentrée se profile avec son enthousiasmant cortège d’inscriptions administratives diverses, de boites mail professionnelles saturées et de transports en commun bondés. Pour ceux qui auraient envie d’un dernier bol d’air frais avant l’open space, je recommande la lecture de quelques récits de voyage d’Alexis de Tocqueville.
À coté de ses deux chefs d’œuvre De La Démocratie en Amérique et L'Ancien Régime et la Révolution, Alexis de Tocqueville a laissé une imposante correspondance, des discours et des textes plus courts. Cela nous ramène à ce fameux bol d’air frais de la rentrée : quelques récits de voyage présents dans le tome V de ses œuvres complètes (téléchargeable en PDF sur Gallica). On trouve en particulier trois courts récits écrits entre 1826 et 1831.
Le premier texte « Voyage en Sicile » est un extrait d’une œuvre de jeunesse écrite en 1926. Il nous fait partager la tempête que le navire de Tocqueville a essuyée à l’occasion de son voyage en Italie. L’angoisse palpable à travers tout le texte est un rappel qu’aucune traversée à l’époque n’était un voyage sans risque, même pour des sauts de puce le long de la côte italienne.
Les vagues bouillonnait autour de nous avec une énergie dont je n’avais pas d’idée. On eût dit une immense chaudière en ébullition. Je me rappellerai toute ma vie l’impression profonde que j’éprouvais, lorsque, dans un moment de calme, j’entendis un certain nombre de voix sourdes répéter les répons d’un psaume à coté de moi…
Puis il se poursuit avec l’ascension de l’Etna et la visite de la Sicile.
Une teinte rougeâtre et violette était répandue sur les flots et faisait paraître comme ensanglantées les montages de la Calabre, qui s’étendaient en face de nous. C’était un spectacle comme on n’en voit qu’une fois dans sa vie, une de ces beautés sévères et terribles de la nature qui vous font rentrer en vous-mêmes et vous écrasent de votre petitesse. Il se mêlait à cette grandeur quelque chose de triste et de singulièrement lugubre. Cet astre immense ne jetait qu’une lumière douteuse autour de lui.
Le second texte « Course au Lac Onéida », nous fait quitter l’Europe pour l’Amérique. C’est un petit jeu de piste dans l’État de New-York recouvert de forêts sauvages, à la recherche d’un couple de Français ayant fui la révolution quelques décennies auparavant. Tocqueville avait appris par hasard leur existence dans un livre et tente d’en retrouver leur trace.
Ce livre avait laissé une trace profonde et durable dans mon âme. Que cet effet sur moi fût dû au talent de l’auteur, au charme réel des événements ou à l’influence de l’âge, je ne saurais le dire, mais le souvenir des deux Français du lac Onéida n’avait pu s’effacer de ma mémoire.
On ne dévoilera pas la fin de cette quête personnelle, mais cette première incursion aux limites de la civilisation, est une bonne introduction à la longue immersion dans l’Amérique sauvage décrite dans le récit suivant.
Vue de South Bay, village sur le bord du lac Oneida.
Le troisième récit « Quinze jours au désert », est le carnet quotidien d’un périple de deux semaines à l’extrême limite de la civilisation américaine, dans le Michigan de 1831.
À mi-chemin entre un voyage de Jules Verne et un roman de Jack London, ce trajet d’une centaine de km de Detroit à Saginaw, que l’on parcourt aujourd’hui en 1h30 d’autoroute, donne la vision vertigineuse d’une forêt immense, sauvage, à perte de vue où la présence humaine se limite à quelques avant postes éparses de pionniers, de mulâtres et quelques campements d’indiens.
Le voyage débute dans la ville de Détroit, pas encore en faillite. (« Nous arrivâmes à Détroit à trois heures. Détroit est une petite ville de 2 à 3000 âmes… nous touchions cette fois, aux bornes de la civilisation. ») pour se poursuivre sous la forêt dense du Nord du Michigan.
Au cours de son périple, Tocqueville croque le portrait de pionniers isolés :
Bientôt en effet les aboiements des chiens firent retentir le bois et nous nous trouvâmes devant une log-house dont une barrière seule nous séparait. Comme nous nous préparions à la franchir, la lune nous fit apercevoir de l'autre côté un grand ours noir qui debout sur ses pattes et tirant à lui sa chaîne indiquait aussi clairement qu'il le pouvait son intention de nous donner une accolade toute fraternelle.
Quel diable de pays est ceci, dis-je, où l'on a des ours pour chiens de garde. - Il faut appeler, me répliqua mon compagnon. Si nous tentions de passer la barrière, nous aurions de la peine à faire entendre raison au portier. » Nous appelâmes donc à tue-tête et si bien qu'un homme se montra enfin à la fenêtre. Après nous avoir examinés au clair de la lune. « Entrez, Messieurs, nous dit-il, Trinc, allez vous coucher. Au chenil, vous dis-je. Ce ne sont pas des voleurs. » L'ours recula en se dandinant et nous entrâmes.
Log-house.
D’indiens :
De longues tresses tombaient de sa tête nue. De plus il avait eu soin de peindre sur sa figure des lignes noires et rouges de la manière la plus symétrique. Un anneau passé dans la cloison du nez, un collier et des boucles d'oreilles complétaient sa parure. Son attirail de guerre n'était pas moins remarquable. D'un côté la hache de bataille, le célèbre tomahawk ; de l'autre un couteau long et acéré à l'aide duquel les sauvages enlèvent la chevelure du vaincu. À son cou était suspendue une corne de taureau qui lui servait de poire à poudre et il tenait une carabine rayée dans sa main droite.
Et surtout de la forêt :
Lorsque au milieu du jour le soleil darde ses rayons sur la forêt, on entend souvent retentir dans ses profondeurs comme un long gémissement, un cri plaintif qui se prolonge au loin. C'est le dernier effort du vent qui expire. Tout rentre alors autour de vous dans un silence si profond, une immobilité si complète que l'âme se sent pénétrée d'une sorte de terreur religieuse. Le voyageur s'arrête ; il regarde : pressés les uns contre les autres, entrelacés dans leurs rameaux, les arbres de la forêt semblent ne former qu'un seul tout, un édifice immense et indestructible, sous les voûtes duquel règne une obscurité éternelle. De quelque côté qu'il porte ses regards, il n'aperçoit qu'un champ de violence et de destruction. Des arbres rompus, des troncs déchirés, tout annonce que les éléments se font ici perpétuellement la guerre.
L’univers décrit par Tocqueville n’existe plus depuis longtemps (enfin… moins de 200 ans) mais il n’est pas impossible que ce petit bol d’air frais de rentrée apporte aussi une pointe d’envie aux aventuriers de l’embouteillage matinal. Tocqueville lui-même, au terme de son périple éprouve une mélancolie devant la disparition annoncée de ces grands espaces sauvages. Et il n’avait pas sa rentrée le lendemain…
C'est cette idée de destruction, cette arrière-pensée d'un changement prochain et inévitable qui donne suivant nous aux solitudes de l'Amérique un caractère si original et une si touchante beauté. On les voit avec un plaisir mélancolique ; on se hâte en quelque sorte de les admirer. L'idée de cette grandeur naturelle et sauvage qui va finir se mêle aux superbes images que la marche triomphante de la civilisation fait naître. On se sent fier d'être homme et l'on éprouve en même temps je ne sais quel amer regret du pouvoir que Dieu nous a accordé sur la nature.
– Alexis de Tocqueville, Quinze jours au désert, 1831, Folio, 2012, 112 pages.