Né André Isaac, Pierre Dac (1893-1975), après avoir été sérieusement blessé pendant le premier conflit mondial, exerça une série de petits métiers avant de débuter dans les cabarets parisiens de l’entre-deux guerres (La Casino de Paris, La Vache enragée, Les Noctambules, etc.) Sa veine humoristique le plaçait dans la lignée du célèbre établissement montmartrois « Le Chat noir » dont il fut question dans ces colonnes ; son sens de la subversion et de l’absurde le reliait à Alphonse Allais, Eric Satie et Alfred Jarry. A l’écoute de son temps, il ne se limitait toutefois pas aux spectacles de scène ; la radio connaissait alors un large succès, il y anima des émissions comiques dans le plus pur style « loufoque », mot qu’il inventa et qui signifie « fou » en louchébèm, l’argot des boucher que devait probablement pratiquer son père.
Il fonda aussi, en 1938, l’hebdomadaire L’Os à moelle dont la ligne éditoriale, tout aussi loufoque, séduisit une partie du public. On y trouvait, en particulier, de parodies de petites annonces, proposant des « porte-monnaie étanches pour argent liquide » ou du troc, telle celle-ci : « Eléphant neurasthénique échangerait défense d’ivoire contre défense d’y toucher »… Mais, loin de se limiter à une approche bon-enfant, le journal savait pratiquer l’humour corrosif, ce qui explique en partie sa disparition en juin 1940.
Réfugié à Toulouse, Pierre Dac décida de gagner Londres en 1941 mais, arrêté et incarcéré en Espagne, il ne put rejoindre la France libre qu’en 1943. Animateur à Radio-Londres de l’émission « Les Français parlent aux Français » aux côtés de Jean Oberlé, il y pratiquait un humour au vitriol qui visait autant l’Occupant que le gouvernement de Vichy. Son talent satirique fut assez efficace pour qu’en 1944, Philippe Henriot, le tribun de la Collaboration sur Radio-Paris, l’attaque personnellement sur ses origines juives – ce qui lui valut une réponse cinglante dès le lendemain.
Son goût prononcé pour la subversion reste peut-être l’aspect le moins connu de sa personnalité discrète. Car, loin d’adopter un respect figé pour les engagements qui étaient les siens, Pierre Dac n’hésitait pas à les traiter sous l’angle de la dérision. Ainsi, reçu à la Grande Loge de France en 1946, il n’en écrivit pas moins une parodie hilarante du rituel maçonnique (dont on trouvera le texte ici) ; ainsi encore, avant Coluche, cet ancien de la France libre et fidèle du Général de Gaulle présenta sa candidature aux élections présidentielles de 1965 au nom d’un parti politique fantaisiste, le MOU (Mouvement ondulatoire unifié), avec pour slogan : « Les temps sont durs, vive le MOU » – candidature qu’il retira volontiers, en dépit de l’intérêt qu’elle suscitait au sein de la population, à la demande d’un proche du Général qui briguait un second mandat.
L’œuvre littéraire de Pierre Dac mérite d’être découverte ; si certains titres sont aujourd’hui épuisés (notamment Bons baisers de partout, remarquable parodie de roman d’espionnage en trois volumes), plusieurs ont fait l’objet de réimpressions : Romans complètement loufoques (Omnibus, 978 pages, 27 €), Avec mes meilleures pensées (Le Cherche Midi, 388 pages, 18,25 €), Malheur aux barbus (Omnibus, 1309 pages, 28 €) ou Le Meilleur de L’Os à moelle (Points, 277 pages, 9 €). L’humour loufoque n’est plus très répandu aujourd’hui – sans doute Pierre Desproges fut-il l’un de ses derniers représentants ; pour autant, les ouvrages de Pierre Dac n’ont rien de datés, comme le prouve cette pensée, d’une saisissante actualité : « Le carré de l’hypoténuse parlementaire est égale à la somme de l’imbécilité construite sur ces deux côtés extrêmes ».
Illustrations : Pierre Dac, photo D.R. - Couverture de Romans complètement loufoques (Omnibus).