Le premier grand raté stratégique de l’industrie française
Les orateurs se sont accordés sur le fait que la France avait raté le virage du numérique compte tenu de la position désormais occupée par Google, Apple, Amazon, Microsoft, etc. Internet n’est pas un média de plus mais une plateforme révolutionnant l’économie et les domaines de la conflictualité. La plupart des secteurs d’activité vont être bouleversés par le cloud et par l’exploitation du big data. Faute d’avoir consacré les moyens suffisants à l’émergence d’un joueur mondial, la France en est à assister aux arbitrages juridiques et économiques majeurs qui vont s’opérer ailleurs sur les données individuelles et sur l’évolution des grands empires du numérique. Plusieurs intervenants ont souligné un fait majeur : l’une des implications majeures de l’économie numérique découle de l’opération d’extra territorialisation. Comment contrôler Apple et Microsoft qui sont extraterritoriaux ? C’est le fait accompli qui prévaut. Des flux à très haute valeur ajoutée se trouvent détournés hors des cadres habituels, ce dont tous les observateurs se sont rendus compte. Seuls des décisions antitrust de grande ampleur sont à même de bouleverser le rapport de forces établis.
Les géants du numérique pèsent aujourd’hui autant que le CAC 40
L’intervenant Jean-Yves Hepp a insisté sur le fait qu’un changement de première importance est en train de se produire avec le passage aux tablettes. Il est loin d’être neutre car une tablette n’est en rien assimilable à un PC. Les articles se sont multipliés sur la guerre des OS . L’OS détermine ce qui passe sur une tablette. Lorsque l’on sait que les tablettes risquent de se généraliser dans l’éducation et les usages culturels on voit les implications d’un arraisonnement du monde scolaire par les géants du numérique. A ce sujet, Christian Harbulot n’a pas hésité à parler de nécessaire guerre de résistance.
Le numérique représente aussi une révolution sur le plan managérial, ce qu’a commenté Michel Sasson. Le middle management de contrôle voit ses positions menacées par le numérique. Les acteurs du cloud vont tirer profit des limites des SSII qui ont bâti leur offre sur la vente de process, de contrôle et sur la représentation implicite de l’entreprise que cette offre véhiculait. Du point de vue de Michel Sasson, dans les années 80 on a lâché le sens dans le management au profit du contrôle.
D’une manière générale, « avec le numérique, le roi est nu » a-t-il affirmé. Il n’est plus possible de dissimuler ce qui auparavant, était dissimulable. En effet, les ruses habituelles du pouvoir pour contrôler les apparences sont caduques. Les médias classiques qui prétendaient refléter l’opinion se retrouvent désertés. Avec le numérique, l’audience et l’attention des foules est mesurable. Elle est capitalisable directement avec le recueil des données et des comportements personnels. Il n’est pas surprenant de lire aujourd’hui sur le site de l’OJIM: « Le journal Libération est en train de disparaître des points de ventes. Le numérique se porte bien (+39%) mais ne représente que 10% de la diffusion. La vente au numéro s’effondre, moins 32% sur la période janvier/mai et moins 44% sur le seul mois de mai. Les remous internes à la rédaction, les unes militantes n’ont guère encouragé les ventes. A ce rythme Libération va se transformer en quotidien vendu dans les 5ème et 6ème arrondissements de Paris, le reste sur internet ou remis gracieusement chez les coiffeurs à la mode.»
La vérité crue du numérique menace les rentiers traditionnels de l’économie du contrôle, y compris du contrôle des représentations. Au sujet de l’entreprise, Michel Sasson a développé l’analyse selon laquelle le numérique représente une révolution managériale, notamment dans l’organisation des modes de travail. L'Allemagne a vu internet comme une opportunité de changer cette organisation, la où la France l'a essentiellement appréhendé comme un média.
Les intervenants de la journée ont souligné à quel point, sur le plan de la conflictualité, les guerres économiques devenaient souvent une guerre d’instruments ou de « contenants ». Pour Philippe Baumard, dans l’environnement actuel où la France a raté le virage industriel du numérique, les champs des affrontements économiques en cours se situe dans :
- la lutte entre les cadres de régulation, les BRICS n’ayant aucune intention de s’accommoder des cadres du « vieux monde » ;
- les conflits d’actifs, notamment des actifs supportant l’économie numérique ;
- la lutte pour la captation de l’épargne longue, ressource vitale.
Denis Vitel
Co-auteur de Le marché privé de l'information : enjeux et perspectives, Collection AEGE, 2013.