Introduction
Ismaïl Kadaré est un auteur albanais né en 1936. C’est un auteur éclectique : il a composé de nombreux recueils, écrit des nouvelles et des romans, rédigé des essais. Je suis tombée sous le charme de cet auteur grâce au roman Avril Brisé qui traite de la vendetta qui sévit en Albanie et de la loi du Talion omniprésente chez les êtres humains. C’est un roman qu’on peut qualifier de poétique. Kadaré manie la métaphore avec élégance. Son écriture est stylisée sans être truffée de fioritures, simple mais recherchée, pointue sans être hermétique.I. Le titre : Les Tambours de la pluie.
Les tambours ont une place prépondérante dans la mesure où ils scandent le roman de façon permanente. L’histoire est rythmée par ces tambours. Le tambour n’est pas celui des festivités, de la fanfare, c’est celui de l’armée, de la guerre. On entend les tambours au moment des assauts, au moment de la retraite, à l’arrivée de la pluie. En un mot, le tambour est une mauvaise augure et provoque un moment de tension. Cette idée est fort présente dans le film Le Jaguar, où Perrin (joué par Patrick Bruel) est confronté à l’esprit malin qui le provoque en duel, sous le regard de l’ensemble des troupes qui « agitent » leurs percussions en attendant la riposte du personnage incarné par le formidable acteur susnommé. (je n'ai pas trouvé la bande annonce en VF)
Kadaré prend deux éléments dont il inverse les symboles. On l’a vu les tambours –objet positif lié à la musique, à la festivité, à la fanfare- est détourné au profit d’une dimension fatale et funeste. De la même façon, « la pluie » représente métaphoriquement la morosité, la tristesse d’un être. Dans ce roman, la pluie va être perçue doublement et indiquer tour à tour la vie et la mort, la victoire et la défaite. Les Ottomans cherchent à assécher l’Albanie, à priver les Albanais d’eau. En ce sens, la pluie est perçue négativement par les Turcs puisqu’elle est en somme synonyme de leur défaite. En revanche, pour les Albanais, la pluie symbolise la vie, l’eau nécessaire à leur renaissance. La pluie est donc un élément salvateur. Par ricochets, les tambours qu’ils entendent au début les laissent indifférents mais lorsqu’ils annoncent l’arrivée de la pluie, ces derniers reprennent leur sens symbolique initial : la victoire et partant la joie.
II. Un roman double
Ce roman présent de nombreuses dualités dont l’opposition entre les Albanais et les Ottomans. Outre la guerre qui les oppose, le roman manifeste matériellement les deux camps. On a l’histoire des Ottomans –récit de guerre- qui est entrecoupée par des interludes poétiques d’un personnage Albanais. On a vraiment l’histoire totale avec la perception de la guerre par chaque camp. Ces interludes en italique me font penser au roman polyphonique Les Vagues de Virginia Woolf, où chaque histoire des personnages est scandée par des récits allégoriques et symboliques faisant office d’interludes.Cet aspect double permet de mettre en valeur la tension entre les deux camps et surtout de montrer la résistance de l’Albanie et de ses Albanais. Kadaré est patriotique ; il croit en la puissance de son pays et ce livre se révèle être un réel manifeste de la Résistance, quelle qu’elle soit.
La dernière dualité se trouve dans la représentation de la guerre : certes, on a des épisodes sanglants, mais ce n’est pas le but de Kadaré. Il ne raconte pas la guerre pour choquer ; on n’a pas de scènes d’horreur pour l’horreur elle-même. Lorsqu’on a une scène difficilement supportable, elle ne porte pas tant sur l’acte (la mutilation, etc…) mais sur le ressenti, la portée morale de chaque personnage face à la monstruosité. Les Tambours de la pluie n’est pas un récit de guerre froid et impassible, c’est une véritable épopée (qui dit épopée dit poésie). La guerre relatée n’est pas seulement physique, elle est aussi vécue intérieurement. Le roman est une véritable orchestration de cette machine de guerre retraçant les stratégies des armées, les plans machiavéliques, les acteurs (politiques, scientifiques, religieux).
Enfin, ce roman est total et truffé de références littéraires : le combat Ottomans-Albanais n’est pas sans rappeler la guerre entre Grecs et Troyens. Le cheval vivant lancé par les Ottomans dans le campement ennemi évoque immédiatement le cheval de Troyes. Le retentissement des tambours chez Kadaré renvoient au son du cor dans La Chanson de Roland. Un récit de guerre qui est véritablement orchestré comme dans Candide de Voltaire. On retrouve l’écriture moderniste symbolique notamment de Virginia Woolf dans la structure. On a aussi l’essence même de l’écriture Camusienne. Est-ce que Camus a lu Kadaré ? je l’ignore ; en tout cas, Kadaré était un fervent lecteur de Camus. La résistance de l’Albanie est le miroir de la Résistance (pas seulement celle du siècle passé). Résister en tant que citoyen en temps de guerre ou de mauvaises passes mais aussi en tant qu’être humain face aux aléas de l’existence. Quand je dis que ce roman est total…