En ce moment je suis dans une frénésie de lecture, de
ramassage de crottes et de rattrapage de séries télés. Par ailleurs j’essaye de
remettre de l’ordre dans mes projets
professionnels top secrets mais il semblerait que toutes ces choses jointes
ensemble m’épuisent (et pourtant on ne peut pas dire que la semaine du 15 août
en librairie soit follement énergique et aujourd’hui j’en profite pour
glander, mais glander pour moi c’est une course de lecture contre la rentrée
littéraire et des bestioles poilues dites « domestiques » qui me
réveillent toutes les trois heures comme un bébé qui fait ses dents. Croyez-le
ou non, c’est fatiguant.). Je rêve à nouveau de mon futur week-end dans le sud
chaleureux et chantant de mes parents, avant que l’enfer ne se déclenche sur
terre (dans ma librairie) avec une succession de dédicaces stressantes (pour la
hiérarchie, et donc pour moi par la suite…) jusqu’à la fin des hostilités
mi-octobre où je me fais une semaine de bruine et d’embruns au bord la Manche.
Je me suis déjà imposé une lecture détente (Sookie Stackhouse toi et moi
n’avons pas fini notre long tête à tête), et je compte bien manger des crêpes
et boire du cidre en repensant aux somptueuses pages qui décrivent l'Armorique de Même pas mort.
Bref, en attendant je me force à lire quelques romans depuis
un mois. Contrairement à de nombreux très bons lecteurs, libraires ou autre,
dont je suis l’évolution sur le merveilleux site de Senscritique, ma vitesse de
croisière en lecture n’atteint pas les sommets que je pensais autrefois
atteindre (j’ai toujours été persuadée d’être une très bonne lectrice, de lire
vite, et je me rends compte qu’il y a des malades qui lisent quatre fois plus
vite que moi, qui lit déjà quatre fois plus vite que la moyenne, et je
m’incline avec humilité, car je ne suis qu’une moyenne lectrice, et donc
incapable de lire le quota de lectures que certains gens du métiers voudraient
m’imposer, de plus je n’en ai pas l’envie, et je les emmerdificote de tout mon
cœur, parce que je fais ce que je peux, et qu’on va pas m’apprendre à lire à
moi, d’abord, ni a bâcler mes lecture pour être plus « efficace et
professionnelle » et m’ôter tout mon plaisir pour faire de moi une femme
aigrie, frustrée et dégoûtée par son métier. C’est une longue phrase ça
hein ?).
Malgré tout ça, j’ai terminé avec beaucoup d’enthousiasme mais
quelques difficultés le mastodonte de la rentrée qu’il ne faut pas rater.
J’ai nommé Confiteor.
Jaume Cabré est un auteur catalan que je découvre grâce aux
éditions Actes Sud qui publient en français ce monstre littéraire, cette
montagne de bonnes idées que l’on dévore avec appétit, puis avec un ventre trop
gonflé mais la gueule béante de gourmandise, avant de le terminer plus
que repu, épuisé, mais contenté. Et on se dit «ouais, je le digère, pis j’m’en
remettrai un autre comme ça après ».
Confiteor, c’est l’histoire que nous conte Adrià Ardevol,
professeur sexagénaire atteint de la maladie d’Alzheimer, et qui met entre
les mains de son meilleur ami Bernat le manuscrit relatant les souvenirs de sa vie avant de partir définitivement en maison de repos, lui faisant
promettre de le retranscrire par ordinateur et de le faire publier dès que
possible. Confiteor, c’est le témoignage d’Adrià Ardevol sur sa vie, sur celle
de son père, sur celle de son amour Sara, à qui le témoignage s’adresse, sur
celle de tous ceux qui ont croisé le chemin douloureux de la famille Ardevol
ces soixante-dix dernières années. Adrià se confesse, expie les fautes de sa
famille, de son père escroc érudit, de sa mère femme sans amour, de lui-même
témoin inconscient et réceptacle involontaire de haines et de douleurs
millénaires.
Il est difficile de raconter Confiteor, qui n’est pas une
histoire linéaire, ni l’histoire d’une seule et même personne, mais l’Histoire
à travers la petite histoire de dizaines de personnages. Adrià Ardevol naît
dans une famille qui ne veut pas vraiment de lui. Le fils d’un père autrefois
séminariste, qui a quitté le christianisme pour les beaux yeux d’une femme,
avant de devenir antiquaire, collectionneur sans scrupule, et qui voit en son fils
le potentiel d’un génie et veut en faire le plus grand érudit possible. Le fils
d’une mère qui lui impose la pratique du violon, veut faire de lui un grand
virtuose sans savoir si cela fait son bonheur ou non, ne le prend jamais dans
ses bras, ne lui sourit jamais, ne l’emmène jamais dehors avec les autres
enfants.
Puis survient la mort de son père, horrible, inattendue,
dont Adrià est persuadé d’être la cause, et qui ouvrira la boîte de pandore
dans laquelle dormait les non-dits et les mensonges monstrueux qui ont façonné
le passé de sa famille et constitueront son futur. Et à travers leur histoire, Adrià
déploie l’histoire européenne de l’Inquisition à la Seconde Guerre Mondiale,
des monastères d’Europe au camp de Birkenau, des bois chantants des pays
cathares aux luthiers de Crémone, des allées de Barcelone aux rues de Rome,
revenant aux racines du mal qui la hantent.
Peut-être certain d’entre vous savent d’où le titre tire son
origine. Pour ma part, n’ayant pas fait de latin et ne connaissant pas onze
langue comme le protagoniste de l’histoire (dont l’araméen, si si), je ne
savais pas ce que voulait dire le mot Confiteor. Le narrateur le répète
plusieurs fois, et je voulais vraiment comprendre la signification de ce mot
qui, dès que je le prononce, me fait me sentir tarte d’une part par mon
ignorance, de l’autre par le fait que j’ai envie de blaguer en balançant des « Confiture »
ou « Confit de canard »… bref, donc après tout ce mauvais goût, il s’avère
que Confiteor est le titre d’une prière liturgique qui veut dire « j’avoue,
je confesse », et qui s’appelle en français Je confesse à dieu .
Il faut dire que j’ai un peu troqué mon appartenance à la religion catholique
pour une pointe sceptique d’agnosticisme, donc ça non plus je ne le savais pas.
Bref, le titre est parfait, la formule est parfaite pour désigner l’exercice
auquel se livre Adrià dans le roman. Il faut savoir que malgré le passé
religieux de son père et les croyances enfouies de sa mère, le personnage d’Adrià,
comme l’a voulu son père après avoir quitté les ordres, est athée. Il n’est même pas vraiment athée, puisqu’il
répond à ceux qui le questionnent, notamment dans son école jésuite, « je
ne suis rien ». Aussi la confession d’Adrià ne se fait pas à Dieu, ni à
un de ses bergers sur terre, mais à Sara, la femme de sa vie, sa plus chère
amie, qui elle était originairement juive, avant d’être elle non plus qu’une
disciple du « rien ». Et c’est vrai qu’Adrià demande pardon à Sara,
pardon pour les péchés de sa famille, pour ceux de ces ancêtres, pour ceux qui
ont ruiné la vie de leurs deux familles, pour ces coups du sort qui ont fissuré
leur vie ensemble ou séparés, ces coups du sorts causés par le hasard ou la
volonté de l’homme, qui tirent leur force d’un mal ancien, obscur et mal défini
auquel tout homme est forcé de se confronter à un moment ou un autre…
Ce qui fait l’originalité du roman, outre ce foisonnement
d’histoires passionnantes, c’est la narration de Jaume Cabré. Dès la première
page, j’ai dû relire les premières phrases pour être sûre que ce n’était pas
les deux bières que j’avais enquillé en terrasse peu avant qui me jouaient des
tours. Non non, c’était bien le style voulu par l’auteur, un style décousu, qui
fait passer le lecteur d’une histoire à une autre sans transition aucune,
parfois dans la même phrase au seul détour d’une virgule, capable de nous faire
sauter 700 ans en un signe de ponctuation. Si cela peut au début sembler confus
et un peu étrange, le lecteur se prête vite au jeu de cette mise en scène
aléatoire, ou aucune chronologie ne tient la route, seulement le fil de la
pensée d’Adrià, dont on comprend très vite qu’il écrit ce récit alors que la
maladie commence déjà à ronger ses cellules. Cette narration est proprement
géniale : cette façon de sauter du coq à l’âne, de faire des digressions
qui au premier abord semblent hors propos mais qui donnent en fait une nouvelle
dimension à l’histoire que nous conte son narrateur. Cette construction
inattendue, qui n’est ni maladroite ni vraiment gênante, juste incroyable et
innovante, nous enfonce encore plus profondément dans les souvenirs d’Adrià,
dans ses souvenirs et ses délires, et l’histoire nous cheville au corps,
nous entraîne avec elle, puissante et poignante.
Le roman à beau dépasser les 700 pages, 700 pages d’une
écriture qui vous balade sans ménagement, qui vous fait à la fois rêver et
pleurer, je l’ai refermé avec l’envie de le relire. Et pourtant ce n’était pas
une lecture simple ni rapide, il faut pouvoir les avaler ces pages-là, et
garder une vitesse de lecture normale n’est pas toujours évident. Plutôt que de
me précipiter j’ai pris mon temps pour savourer son écriture, sa force
stylistique et la richesse de son histoire. Je sais que le relire ne pourrait
qu’embellir le souvenir que j’en ai, en me faisant remettre le doigt sur des
choses qui ont dû m’échapper... malheureusement je n’en ai pas le temps. Pas
aujourd’hui, mais un jour c’est sûr, je relirais Confiteor, avec un plaisir
décuplé.
Il est clair maintenant que Confiteor n’est pas le pavé à
emmener sur la plage pour une lecture pause-neurones. Confiteor est plutôt ce
roman grandiose, novateur, qui oscille entre le récit familial, le roman
historique et la fable. Les qualités littéraires de Jaume Cabré, mélangées au
souffle épique et dramatique de l’œuvre m’ont touché. C’est une pépite parmi
les grains de sables et gros cailloux de la rentrée, à ne pas rater si vous
voulez ressentir la belle et bonne littérature.