Balbutiements chroniques, par Sophie Torris…

Publié le 14 août 2013 par Chatquilouche @chatquilouche

Cher Chat,

Ce matin, au pied levé, comme à mon habitude, j’ai été mettre mon nez dans le cou de mon dernier-né.  Je raffole de cette odeur que le sommeil acidule.  Là, à la racine des cheveux, dans le petit creux encore poupin de la nuque, fermentent pendant la nuit toutes les fragrances de mon petit.  C’est là que loge mon cœur de mère, l’odeur de sa peau comme pied-à-terre, alors qu’une petite rosée nocturne y perle encore.

Les odeurs d’enfance sont terriblement bavardes quand on leur prête le nez.  Tandis que celles de mon fils, sur le pied de guerre, commencent à s’incarner (mon cadet est un artisan-parfumeur de plus en plus créatif en grandissant !), les miennes se souviennent d’hier avec une facilité déconcertante.

Je n’ai qu’à sentir pour sauter à pieds joints dans mon passé.  Mes bouquets racontent surtout des ambiances, comme si les odeurs imprégnaient avant tout des moments particuliers.  C’est souvent aussi en respirant la nature que les images ressurgissent, peut-être à cause de la sensation de liberté qui l’accompagne : l’haleine iodée des criques bretonnes et mes premiers baisers salés, l’arôme plus épicé de la bouse de vache qu’on inspirait à plein fou rire en dévalant à bicyclette les chemins de campagne de l’Artois ou celui plus récent de la chanterelle qui infuse les tapis de feuilles d’érable quand l’été fait un pied de nez à l’hiver.  Le parfum de mon Québec à moi.

Je ne mourrai pas en odeur de sainteté.  Mon nez a péché d’exhalaisons en exaltations, je le confesse.  C’est que les souvenirs olfactifs font de belles histoires !  N’avez-vous jamais, cher Chat, retrouvé le souvenir de quelqu’un de cher dans le sillage d’une inconnue ?  Sans crier gare, il est de ces parfums qui déterrent parfois de pied en cap nos vieilles romances.

Les sensations olfactives sont les seules à être capables de réveiller des souvenirs profondément enfouis.  Ma mère portait Opium d’Yves Saint Laurent, bien avant que j’aie l’âge des souvenirs.  Et cependant quand je le croise au hasard de mes pérégrinations olfactives, c’est comme s’il libérait mes tendres années que le temps a pourtant prises en otage.  Il me raconte ma tête si petite dans son cou, ma menotte autour de son doigt comme autant de confidences qui prennent mon nez pour oreille.

J’ai récupéré, à la mort de ma grand-mère, le vieux buffet de sa salle à manger.  Parfois, j’ouvre la porte et l’encaustique m’illusionne.  Je la retrouve instantanément, mon aïeule, dans l’odeur de cire où elle a laissé son empreinte.

L’odorat est un sens de « mise en mémoire ».  Je porte le même parfum depuis vingt ans.  Il a bon pied bon œil ; il me précède.  S’il me coupe souvent l’herbe sous le pied en arrivant avant moi, ce n’est pas lui que l’on sent, mais bien moi.  Il fait juste courir ma rumeur en chuchotant ses notes gourmandes.  Ainsi, avant même d’apparaître, je déploie mes volutes.  J’enfume.  Qu’on me respire pour pouvoir mieux me désirer.  Car, vous le savez bien, vous, le Chat, que les affaires de désir ont lieu avant tout dans le nez.  La fumée de cigarette n’est-elle pas une torture pour celui qui vient de renoncer au tabac ?  L’arôme du café ne tire-t-il pas du lit même les pieds gauches ?  L’odorat ne vous démange-t-il pas quand vous passez devant une boulangerie ?  Il paraît même que l’odeur d’une tarte aux pommes tout juste sortie du four est un atout pour mieux vendre une maison.

Les odeurs nous font du pied continuellement.  Moi-même, quand j’ai tourné les talons, je suis encore là.  Car si mon parfum me devance, il s’éclipse toujours après moi.  À petits pas feutrés.  Sans déranger trop longtemps.  Loin de moi l’idée de harceler la narine.  Je n’aime pas les odeurs de scandale.  Et puis à se parfumer d’arrache-pied, on masque son essence, non ?  N’est-ce pas aux peaux d’exacerber un même parfum pour qu’il devienne multiple ?  Pourtant, aujourd’hui, on préfère tomber dans le flacon et sentir tous pareil.  L’odeur serait-elle devenue un tabou social ?

Comme il est un peu tard, cher Chat, pour transpirer sur ce nouveau questionnement, je vous laisse faire le pied de grue et attendre au pied de la lettre mes prochaines émanations.

Sophie

Notice biographique

Sophie Torris est d’origine française, Québécoise d’adoption depuis dix-sept  ans. Elle vit à Chicoutimi, y enseigne le théâtre dans les écoles et l’enseignement des arts à l’université. Elle écrit essentiellement du théâtre scolaire et mène actuellement des recherches doctorales sur l’impact de la voix de l’enfant acteur dans des productions visant à conscientiser l’adulte. Elle partage également une correspondance épistolaire avec l’écrivain Jean-François Caron sur le blogue In absentia. (http://lescorrespondants.wordpress.com)

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche : https://maykan2.wordpress.com/)