C’est après avoir rendu à son propriétaire reconnaissant un foulard oublié peu avant d’embarquer sur le bateau, que la pudeur – que j’ai excessive – me fit baisser les yeux vers le sol au moment de prendre congé sous les remerciements, et cacha à mon regard l’angle du coffre à bagages qui me rentra alors dans le dessus du crâne avec un bruit assez fort pour faire taire un instant toutes les conversations à bord.
C’est donc le sourire gêné et crispé, la larme à l’œil, les pommettes rubis et une marque proche d’un reste de trépanation que j’ai ouvert la dernière parution de la revue Tétralogique traitant entre autre, de l’aphasie.
De l’aphasie car tel fut le principal terrain d’expérimentation d’Hubert Guyard, linguiste, psychologue, parmi les fondateurs de la théorie de la médiation et au centre du 19e numéro de la revue sus-citée.
Il fut de ceux, comme le rappelle l’introduction signée Clément de Guibert, qui élaborèrent les méthodes de recherche propres à l’école médiationniste.
« Le normal n’est pas connu a priori, c’est une hypothèse à éprouver, et la pathologie est ce qui permet de le comprendre et de le modéliser à partir de ses déficits, excès, ou déséquilibres. »
« La conception préalable que le chercheur a du langage normal n’est qu’une hypothèse que les aphasies permettent de tester et de corriger. Selon la formule d’Hubert Guyard, l’observation clinique est une expérimentation qui ne consiste pas à tester le patient, mais à « tester le test » du clinicien grâce au patient. »
Il s’agit de « mettre en valeur de manière systématique le « mode de réponse » des patients : leur logique spécifique. »
Sur cette brève présentation, direction le dur, avec les travaux du – grand – monsieur, et pour débuter, la version française d’un article coécrit avec Olivier Sabouraud et Jean Gagnepain en 1981, initialement paru dans Brain and language.
« L’idée qu’un grand nombre de patients aphasiques peut être réparti en deux groupes principaux sur des critères cliniques et anatomiques. Cette dichotomie s’appuie sur l’observation neurologique […] ainsi que sur l’évaluation quantitative. »
Mais suivant les types de tests et les méthodes utilisées, cette dichotomie tend à se flouter.
« Certains auteurs […] ont considéré que la discrimination entre les deux types d’aphasie relevait seulement des symptômes associés […], tandis qu’un même trouble de sélection et de combinaison survenait dans tous les groupes. »
Peuvent mener à ce genre de résultats les tests consistants en répétitions et dénominations de mots cible où ce qui se mesure finalement n’est que le degré d’erreur du patient et sa plus ou moins grande proximité avec la norme supposée.
Décernant les limites de ce type de procédure, la triplette se décide « à critiquer la méthode consistant à comparer un mot cible (ou une séquence de sons) à l’erreur. La cible est ce que l’observateur normal perçoit ou construit ; elle ne donne aucune idée du résultat qu’un patient essaie d’atteindre. Un aphasique ne doit pas être considéré comme un locuteur compétent dont l’activité est perturbée par des accidents aléatoires. »
L’idée – résumée à très gros traits – a alors été de proposer au patients des exercices de répétition de mots présentés par paires, faisant partie de triades, et présentant des rapports thématiques ou sonores. Dans ce cas, soit des paires minimales et quasi minimales (comme par exemple, veau/faux/seau ; pull/poule/pelle ; truite/huître/huit, etc.) soit des « trisyllabes choisis de telle sorte que trois consonnes différentes débutent chacune des trois syllabes ; les trois mêmes consonnes sont présentes […] mais dans un ordre différent pour chaque item » (par exemple : domino/dynamo/midinette ; caramel/caméra/marécage ; Monaco/kimono/mécano, etc.).
Ces tests ont été administrés à des aphasiques de Broca, des aphasiques de Wernicke et des sujets contrôles.
Il apparait alors que les paires minimales posent beaucoup de problème aux Broca quand les Wernicke butent sur les trisyllabes. Difficultés apparaissant de manière systématique et « selon un schéma simple ».
Broca :
« Les erreurs peuvent être décrites comme une contamination par l’un des […] mots proposés sur un autre, ou une substitution. […] Les conditions du test s’avèrent provoquer une situation de rivalité. […] Dans le contexte de cette rivalité, la direction de la substitution n’est pas aléatoire mais constante. »
Par exemple : « la différence entre /fo/ et /so/ apparait relativement négligeable pour le patient […] seule la différence entre /vo/ et l’un des deux autres est fermement maintenue. La situation de chaque triade dans la série peut être représentée comme un triangle dont les trois mots sont les sommets. Le locuteur normal se comporte comme si le triangle était équilatéral. Le locuteur aphasique dispose de distances plus ou moins importantes : une distance plus grande est importante et préservée, une distance plus courte est généralement négligée. […] Des contrastes tendent à devenir dominants et à annuler les autres. »
Wernicke :
« Deux types d’erreur apparaissent :
- La première syllabe est inchangée quand elle se déplace d’un terme de la paire à l’autre, par exemple : caramel – marécage -> caramel – « carema »
- Le patient semble expérimenter dans des essais successifs tous les ordres possibles, essayant aussi les arrangements absents du modèle. […]
Ainsi les aphasiques de Wernicke, troublés par les triades de cette série ne semblent pas avoir de difficulté à unifier plusieurs syllabes différentes ; mais le grand nombre de combinaisons que cette variété rend possible est un problème majeur pour eux. »
En conclusion.
« Les réponses anormales produites par les patients des deux groupes, lorsqu’ils sont confrontés à la procédure qui leur est spécifiquement difficile, manifestent des tendances régulières, et qui sont différentes dans les deux cas. Les aphasiques de Broca ne peuvent pas négliger les interactions entre chacune des paires d’une triade ; certains contrastes sont négligés en faveur d’autres. Les aphasiques de Wernicke expérimentent toutes les permutations entre les syllabes proposées. »
« Ces observations sont fortement en faveur d’une dichotomie, la différence entre les deux groupes de patients étant une différence de nature plutôt qu’une différence de degrés. Cela pourrait signifier que le processus phonologique devrait être conçu comme un système duel impliquant deux mécanismes principaux qui coopèrent dans l’état normal de l’activité. […] Nous soulevons la question […] des rôles spécifiques exercés par certaines aires associatives circonscrites, prémotrices et temporales, dans différents domaines. »
Tétralogiquement vôtre.