Neuvième partie
Car malgré l’empâtement, il dégageait une certaine classe que barbe et cheveux longs rendaient incertaine, temporaire, mais malgré tout vivace. La façon qu’il avait de parler, de fumer, de toiser les femmes ou de lâcher une blague sans que l’effet ne soit calculé mais qui aussitôt remporte le succès espéré, oui, Joris Rimmon avait ce qu’on appelle une présence. Une vraie. En comparaison, Johnny Yen, par sa raideur désaffectée, était aussi essentiel qu’un portemanteaux, Joris lui était tout, un oméga d’harmonie et de raffinement. À soixante ans passés, il avait en outre conservé une forme presque olympique et pour cause : le nabab s’était retiré des affaires à l’aube des années 70. Dans le flot impétueux de sa bonne parole que j’écoutais religieusement, je perçus des bribes de phrases comme impresario, industrie, pouvoir, entertainment, délices. Joris avait fait de ces mots son métier et je crus me pâmer à écouter ses théories lyriques sur les affres de la Société Occidentale. L’air était merveilleusement doux, nous consommions tous des drogues à profusion, au loin la terre rampait, sinueuse, sur les flots rectilignes. Joris Rimmon ferra une première prise, la pêche en mer est un sport de combat. Il fallait lutter ardemment, telle était l’unique leçon à retenir. Comme si son bel esprit ne lui suffisait pas, Joris était aussi homme à triompher de tous les défis, le poisson énorme qu’il venait de pêcher, un superbe espadon argenté aussi étincelant qu’une flèche, dansait jusque dans la cale une folle sarabande macabre, on devinait dans ses yeux ce moment de lucidité où vous voyez la mort vous saisir. D’un coup de canne à pêche. Ce fut bientôt mon tour, je pris place dans le siège rivé au cockpit. Joris m’attacha ensuite avec un harnais de haute compétition. Il me montra quelques gestes de base et me tendit la canne. Devant moi, l’horizon en 16/9 se déployait sans qu’on puisse en définir les limites, les frontières, et je me sentais l’âme d’un conquérant, la drogue contribuant pour beaucoup à la confiance qui avait succédé à la peur. J’étais confortablement installé, mes cheveux pliés par la vitesse épousaient chaque partie de mon visage ; mon regard était complètement dégagé. Je gloussais en songeant à Jaws de Spielberg, notamment le passage où Roy Scheider, Robert Shaw et Richard Dreyfuss partent à la recherche du squale. Nous tracions une route invisible, sans encombre, lorsque ma canne à pêche se tendit dans un bruit sec, comme si nous avions heurté quelque chose, puis elle se ploya comme un roseau, je sentais entre mes mains tout le poids de ma prise, diable, la bête devait être conséquente. Démesurée, me dis-je quand le siège commença à se tordre. D’un simple clignement de paupières, Joris me fit signe de ne pas m’inquiéter, tout était sous contrôle, mais à en juger par son visage blême, je compris que la situation le dépassait. Les boulons sautèrent un à un et je n’eus pas le temps de détacher mon harnais lorsque je fus projeté dans les airs pour plonger dans un immense geyser d’écume tourbillonnante. Le calme revint à la surface et Joris Rimmon vit sa vie future défiler devant ses yeux. Quant à moi, je filais dans les profondeurs lourdes et douces qui vous broient paisiblement les os ; je n’étais pas encore mort. Malgré l’opacité des fonds marins, je distinguais très clairement cette puissante et large gueule qui allait me happer, ce n’était ni un requin ni une baleine, mais une sorte de monstre imaginaire. Tel l’infortuné Jonas, je finis dans le ventre humide de la créature des abysses.
A suivre...