Mon quartier est bruissant d’une sonorité qui m’émeut, des nombreuses variantes de cette musique qu’est pour moi le français. Ses accents. Le français, le belge, le suisse, le maghrébin, le sénégalais. Mais aussi l’acadien, le brayon, le cajun, l’albertain. Et encore le beauceron, la gaspésien ou le jeannois. Comme les voix d’une chorale polyphonique.
Depuis quelques années, la présence croissante des Français est particulièrement audible dans mon coin de ville. Chez mon épicier, au resto, à la boulangerie, à la boucherie, dans les boutiques. La rue Cartier se donne certains jours un petit air de France. Je tends l’oreille. J’aime.
Ce matin, j’entre pressée aux Délices de Picardie (le nom du commerce est déjà un avertissement). La dame me sert ma quiche avec son bel accent d’Afrique du Nord. À la caisse, aucun doute, le patron – il en a tout l’air – est Français. Le grand jeune homme qui me précède est en train de payer.
— Vous avez un accent, lui dit le patron.
Je retiens un sourire. Il blague. Pour nous, l’accent, c’est lui qui l’a.
— Vous êtes d’où? insiste-t-il
— De Haute-Savoie.
— Ah bon! J’irai justement à Chamonix cet hiver.
— Vous êtes Savoyard? demande le client.
— Non, de la région de la Loire. En vacances?
— Non, répond le client, laconique, laissant comprendre pas sa mimique que lui aussi, il est installé ici.
Mon tour est venu. Je règle la quiche et je sors. Amusée par ma méprise, par l’impression d’avoir un instant été téléportée ailleurs, dans quelque petit commerce jouxtant la Seine ou le canal Saint-Martin. Et touchée surtout. Par le pari qu’ils font de trouver ici quelque chose qui leur fait défaut là-bas. Par la confiance que ça suppose, et la responsabilité que ça génère. Par ce revirement de rôle. Par ce qu’ils nous apportent de leur savoir-vivre. Je veux dire, leur amour du beau et du bon qui fait la vie douce. Et par peut-être bien autre chose encore que je ne peux identifier clairement. Une émotion qui ressemble à celle que j’éprouve lorsque je me retrouve dans le grand rassemblement annuel familial. Je sais que je ne pourrai parler à chacun, mais ils sont là. Nous sommes ensemble et c’est suffisant. Voilà. Ils sont là. Comme des membres de ma tribu.