Plus que le dialogue illusoire des cultures, le musée du Quai Branly permet d’asseoir un regard sur notre propre culture.
Par Jean-Baptiste Noé.
Une ouverture en grande pompe, un mur végétalisé qui arbore des plantes et des fleurs, un président de la République qui se déplace pour exalter le dialogue des cultures, le musée du Quai Branly a ouvert comme un nimbe au milieu des nuées. La presse fut unanime pour le célébrer. Les premiers jours étant gratuits, il a attiré une foule de visiteurs qui ont fait plusieurs heures de queue pour le visiter. Ce musée, c’est l’enfant chérie du monde de la culture. Il a tout pour plaire : il ne présente aucune pièce venue d’Europe, il exalte la grandeur des civilisations des autres continents, il permet la repentance de l’homme blanc sur le fardeau colonial qu’il ne supporte plus. Il est né dans les trompettes et les tapis de fleurs, et il vit dans le silence et l’indifférence. Le musée du Quai Branly n’attire plus, ses expositions ne font plus la une des revues culturelles, les visiteurs ne viennent plus, le gri-gri magique, qui attirait à lui les foules hypnotisées, semble brisé. En semaine, les salles sont vides, hormis quelques étrangers, visiblement là par erreur, et des scolaires, visiblement là par idéologie éducative. C’est bien dommage, car c’est un musée très intéressant, et qui mérite une visite réelle, même si la faiblesse de ses collections permet d’expédier la visite en une heure au plus.
Beaucoup de questions, peu de réponses
Au moins ne sommes-nous pas gênés par la foule, ce qui après une visite au Grand Palais est fort appréciable. La seule déception que l’on peut ressentir c’est que ces collections posent beaucoup de questions, et apportent peu de réponses. Mais disons le tout net, ce musée permet de comprendre le monde. Il permet de comprendre pourquoi les Européens se sont sentis une âme de civilisateur, il permet de comprendre pourquoi les autres peuples se sont sentis attirés par l’Europe. Il permet de comprendre aussi que seuls les Européens sont questionnés, intrigués, et interpellés par les cultures des autres continents. Un musée de ce type est impensable en Afrique ou dans les tribus d’Océanie.
La cécité des muséographies
Il est remarquable de constater que toutes les ethnies qui nous sont présentées dans ce musée ont connu un développement économique et culturel similaire. Quand on compare les objets fabriqués par les tribus d’Afrique Centrale, ou par les Hmong d’Indochine, on constate qu’ils ont la même forme, la même fonction, le même développement. On constate que les tribus africaines étaient largement arriérées à l’arrivée des Européens, au milieu du XIXe siècle, comme l’étaient les Asiatiques ou les Américains. En fait, tous ces peuples ont évolué de la même façon. Le seul peuple qui a évolué plus vite que les autres, le seul qui a connu un développement économique et artistique plus rapide et plus important, c’est le peuple européen. Le constat est clair et ne peut que sauter aux yeux des visiteurs. Quand les Africains fabriquaient des bols en terre cuite, vers 1900, cela faisait déjà longtemps que les Européens maitrisaient l’art de la porcelaine. Quand en Océanie les tribus maories sculptaient des tikis grossiers dans du bois mal taillé, vers 1800, l’Europe était, depuis plusieurs siècles, capable d’élaborer des statues en marbre, comme le faisait Le Bernin.
Le développement de tous ces continents est donc similaire, seule l’Europe fut plus rapide. Pourquoi ? Par quel phénomène l’Europe a-t-elle pu connaître un développement culturel, artistique et économique aussi important ? La question se pose immanquablement, mais hélas le musée n’y répond pas. Comme il ne répond pas à la question de savoir pourquoi seuls les Européens ont le goût des autres. Pourquoi ils ont envie de connaître les modes de vie des autres peuples, des autres pays. Pourquoi sont-ce les Européens qui ont colonisé l’Afrique, et non pas l’inverse ?
Respecter les autres peuples dans ce qu’ils ont de spécifique
Autre question posée, faut-il développer ces peuples ? Les films ethnographiques qui nous sont proposés nous montrent des populations heureuses, avec leurs coutumes et leurs rites. Doit-on absolument leur imposer nos modes de vie ? Doit-on absolument détruire leurs cultes, arracher leurs masques, mettre un terme à leurs danses ? Qu’ont-ils à y gagner ? Doit-on braquer leur regard sur le PIB, sur la croissance économique, sur la performance des entreprises ? À quoi sert tout cela ? Le développement économique et humain est-il absolument nécessaire ? Qu’ont-ils gagnés avec l’arrivée des Européens ? La science et la médecine ? Cela est-il vraiment indispensable ? Ces questions doivent être posées, ce que fait implicitement le musée, mais sans les assumer, et sans assumer de réponses.
Après l’extrapolation de l’art vient la négation de la religion. On donne à ces objets une signification qu’ils n’ont pas, on leur retire la signification qu’ils ont. Un couteau sacrificiel employé pour les sacrifices humains devient ainsi un simple couteau d’apparat. Un totem censé chasser les esprits devient un objet décoratif. Négation de la religion, car ces primitifs-là doivent ressembler exactement à ce que nous sommes. Et quand on évoque les esprits, c’est pour les édulcorer, pour en parler avec amusement, en niant l’aspect sacrificiel et asservissant que possèdent ces divinités. Alors bien sûr, avec ces présupposés, on ne peut pas comprendre l’apport du christianisme, la libération spirituelle et morale qu’il a apportée à ces peuplades, et donc on pense que ce n’est que par la force que ces tribus ont renoncé à leurs bons dieux pour adopter le mauvais. Et donc on ne comprend pas la libération totale et stupéfiante que cela fut pour eux. Donc on ne comprend ni le sens des missions, ni celui de la colonisation. Chose curieuse, ces dieux asservissants et sanguinaires sont vus comme étant bons, quand le Dieu libérateur et pacifique des chrétiens est perçu comme étant asservissant. Ce paradoxe, Tertullien essayait déjà de l’expliquer aux Romains.
L’intérêt de ce musée est donc essentiellement un intérêt miroitant, celui de nous refléter ce que nous sommes, de nous refléter notre spécificité, notre originalité d’Européens, face aux cultures et aux peuples qui nous entourent. Plus que le dialogue illusoire des cultures, ce que permet le musée du Quai Branly, c’est d’asseoir un regard sur notre propre culture.
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