« Nos jeunes aiment le luxe, ont de mauvaises manières, se moquent de l’autorité et n’ont aucun respect pour l’âge. À notre époque, les enfants sont des tyrans ». Le dénigrement de la société pour sa jeunesse, déjà présent chez Socrate, ne s’est pas estompé, c’est le moins que l’on puisse dire. L’un des nombreux griefs adressés aux jeunes porte sur leur maîtrise approximative de la langue française. Ce qu’on a nommé « l’écriture texto » (« sava ? ») a conforté ces craintes. C’est pourtant sous l’impulsion de la jeunesse que l’écrit réalise un come back inattendu. A terme, cette vitalité de l’écrit, source de créativité, pourrait avoir des conséquences sur la structure même de notre langue.
Le livre n’a pas (encore) dit son dernier mot
Dans notre culture, le livre n’est pas un objet comme un autre. La langue française écrite a été véhiculée en grande partie à travers lui. Aujourd’hui encore, il garde une place toute particulière : celle de la transmission du savoir. Juste après les enseignants (76%), le livre apparaît comme le deuxième moyen d’aquérir du savoir (73%), loin devant les médias, Internet ou les amis. Contribuant à façonner les individus, il a également une dimension affective. Il constitue ainsi une source d’émotions fortes pour une majorité de Français (59%), davantage par exemple qu’un évènement sportif (50%).
Dans les années 60, la montée en puissance de la télévision avait ébranlé la place du livre. Aujourd’hui, c’est la vague Internet – Facebook, Google et You Tube – qui rogne toujours plus de temps. Le coup de grâce pour le livre ? Pas encore : 460 millions de livres sont encore vendus chaque année en France. En outre, le nombre de lecteurs de livres est resté stable entre le début des années 80 et la fin des années 2000. Seuls 14% ne lisent aucun livre : il est donc encore bien présent. Il perd toutefois du terrain. Le nombre de « grands lecteurs » a eu ainsi tendance à fondre ces trente dernières années, au profit des « petits lecteurs ». Ainsi, le temps consacré à la lecture de livres (1h49) arrive loin derrière la télévision (4h09), Internet et la radio. Le clivage est avant tout générationnel, car les jeunes n’accordent pas au livre le même statut que leurs aînés. Activité culturelle ayant le plus de valeur chez les plus de 65 ans, la lecture n’arrive qu’en… sixième position chez les 18-24 ans. Pour les jeunes, le livre semble s’être banalisé.
Pourquoi les jeunes lisent-il moins ? Les parents et les enseignants transmettent pourtant le goût de lire aux enfants puisque 82% des moins des 7-15 ans lisent un livre au moins une fois par semaine et 41% une fois par jour. Mais tout bascule lors de l’entrée dans la puberté, notamment chez les garçons. Les lecteurs se raréfient vers 12 ans, lorsqu’émerge une multiplicité d’activités concurrentes (jeux vidéo, sports, amis, etc.).
L’arrivée du livre numérique, encore marginal mais en pleine explosion (14% en avait déjà lu en septembre 2012, contre 6% six mois plus tôt), pourra-il enrayer cette évolution ? Rien n’est moins sûr, dans une société où le culte de l’image s’est solidement implanté.
Les jeunes s’éloignent de la lecture… mais réinventent l’écriture
Une majorité de jeunes se distancie du livre, mais cela ne les inhibe pourtant pas à l’écrit. En moyenne, les adolescents envoient 83 textos par jour, selon une étude Arcep. Les messageries instantanées remportent également un vif succès. Non dénués de sentiments narcissiques, les jeunes peuvent s’adonner avec joie au personnal branding en s’exposant sur Facebook par la publication de photos, de statuts et de commentaires. A l’inverse, la majorité de leurs appels ne dépassent guère plus de quatre minutes. La tension qui pouvait régner dans de nombreuses familles autour du téléphone fixe appartient désormais au passé, substituée par la frénésie que chacun met à pianoter sur son portable greffé dans la main. Qui aurait annoncé que les jeunes, réputés comme rétifs à l’écrit, préféreraient finalement s’écrire plutôt que se parler de vive voix ? En réalité, l’écrit offre de nombreux avantages : il permet de fuir les conflits, d’exprimer des choses délicates, de solenniser une annonce, de ne pas être dérangé pendant ses activités et de combler le sentiment de solitude. D’autant qu’un SMS, c’est comme le papier : une trace subsiste.
Leurs aînés ont suivi l’exemple des jeunes depuis longtemps, les collègues du bureau privilégiant, parfois de manière assez cocasse, les mails à la parole pour communiquer.
L’écrit a ainsi, en l’espace d’une dizaine, envahi beaucoup d’espace.
Une révolution en germe dans la langue écrite ?
D’une part, les jeunes lisent moins, et assimilent donc moins bien le français. D’autre part, la tyrannie de l’instantanéité les enjoint à répondre à la seconde. Il en résulte une simplification de la langue française, souvent au détriment de l’orthographe, de la syntaxe et du vocabulaire.
Les linguistes évoquent depuis fort longtemps le décrochage croissant de l’oral par rapport à l’écrit. Aujourd’hui, un nouveau décalage s’est fait jour entre le français « académique », enseigné à l’école, et le français « texto », délivré et affadi des règles élémentaires dans lesquelles la langue française puise sa richesse. Nombre
de collégiens sont ainsi pris de schizophrénie, avec une écriture double, celle des dictées ne ressemblant plus à celle des amis. On accuse beaucoup le « phénomène textos » d’avilir la langue française. Le constat du déclin du français ne date cependant pas de ces dernières années ; cela fait des décennies que les professeurs de français tiraient la sonnette d’alarme. L’arrivée de l’écriture texto révèle simplement, mais de manière criante, les difficultés des jeunes en français. Mais ni les mobiles ni les ordinateurs ne sont à l’origine d’un mouvement qui est beaucoup plus profond et ancien.
Pour l’instant, les jeunes assument encore cette dualité de la langue écrite. Mais jusqu’à quand ? Le vernis craquera-t-il ? En tout état de cause, la tendance à simplifier le français à l’écrit remet sur la table la question de la complexité de notre langue. L’anglais sert souvent de contre-exemple, car réputé plus malléable, plus court et donc plus fongible dans notre époque où la rapidité prime sur l’esthétisme. A terme, la langue française devra-elle faire fi de son histoire et se réformer afin d’adopter des règles simplifiées ? Tout dépendra des capacités d’appropriation par les jeunes générations du français écrit. L’Education nationale a, à ce titre, une lourde responsabilité afin de maintenir les jeunes, notamment ceux issus de milieux où la lecture est peu valorisée, dans le giron du français académique.
L’écrit, source de créativité
Le doigté au clavier prime toujours plus sur le stylo et le passage du manuel vers la tablette à l’école pourrait se profiler dans quelques années. La révolution numérique et du mobile semble avoir libéré la plume des plus jeunes. La pratique de l’écrit est de retour non seulement pour communiquer, en fixant un rendez-vous par exemple, mais également pour s’exprimer. Voire pour créer. Une récente étude Ifop nous apprend que les jeunes écrivent davantage que leurs aînés, que ce soit des poèmes, des romans, des nouvelles, etc. 28% des 15-24 ans en ont écrit contre 11% des 35-49 ans. Le phénomène des blogs a largement permis à chacun d’exposer ses écrits. La vogue du slam a pu illustrer ce retour aux mots. La révolution numérique, vertement critiquée par les gardiens du temple de la langue, génère ainsi une conséquence inattendue. Sans remettre en cause les critiques quant à la pérenité de la maîtrise de la langue écrite, force est de constater que les nouveaux outils de communication permettent également aux jeunes d’écrire bien des nouvelles pages.