Un jour du mois de juillet 2003, à huit heures du soir, il faisait encore très chaud ; si chaud que je ne pouvais supporter de rester chez moi. L’appartement heureusement orienté plein sud l’hiver avait accumulé la chaleur toute cette journée d’été et, malgré les volets baissés, il faisait trente-cinq degrés dans toutes les pièces, si bien qu’à peine rentré de mon travail je décidai de sortir m’aérer.
Le parc de Bercy se trouvait en bas de mon immeuble, il aurait été dommage de ne pas en profiter. A cette heure-là, il y avait encore du monde ; les zones ensoleillées restaient vides mais celles ombragées fourmillaient de gens de tout âge, qui jouaient au foot, frisbee, et autre badminton, ou encore pique-niquaient, ou discutaient, ou se draguaient, ou s’embrassaient sur les bancs, ou les sièges, ou tout simplement dans l’herbe. Moi j’étais seul et donc décidai de simplement m’asseoir sur un banc libre (il y en avait heureusement un) pour regarder passer les gens "à l’italienne", comme aurait dit mon père (mais je n’ai jamais su pourquoi il appelait cela ainsi). De fait, je ne regardais rien en particulier, laissant mon esprit vagabonder et c’était fort agréable de ne rien penser du tout. Ma journée de travail semblait s’être passée il y a bien longtemps comme si, par magie, je me trouvais en vacances, loin de Paris, quelque part au bord de l’océan (j’aime à imaginer que les seuls lieux d’apaisement sont au bord de l’océan, comme mon père, encore une fois, tout en reconnaissant qu’il m’arrive de me sentir bien dans d’autres endroits).
Au bout d’un moment, je sentis une odeur très désagréable de crotte de chien. Je regardai autour de moi mais rien ne semblait avoir la forme de l’odeur ; ceci me fit conclure qu’elle provenait de moi. Naturellement je contrôlai mes pieds : le coupable était le gauche (reconnu coupable de n’avoir pas évité la défécation canine) mais, comme par ce délit il me portait chance, je décidai de le gracier tout en cherchant un moyen de le nettoyer sans évidemment voir de point d’eau à l’horizon. Il me restait donc à frotter discrètement le pauvre membre sur de l’herbe, discrètement car certaines personnes s’assoient sur celle-ci.
Je m’exécutais sans rage ni passion quand je vis passer au loin une jeune femme fort élégante et, comme on dit sans y voir mal, à mon goût. C’était la chance liée à mon pied gauche, sans doute, car jamais je n’avais vu pareille déesse en ce parc que je fréquentais pourtant assidûment l’été se voulant caniculaire cette année-là. Cette belle créature, Anne, donc, comme vous vous en doutez, s’avançait comme par hasard vers moi. Je ne la connaissais pas encore mais cela n’allait pas tarder.
Éblouis, je l’étais, mais je ne le restais pas longtemps. Un chien, une sorte de teckel, trottinait (que peuvent-ils faire d’autre ?) devant elle, reniflait avidement les bas de lampadaires puis pissait dessus. Il tournait alors sa tête en forme de marteau en direction de la jeune femme puis repartait en exploration. C’est ce petit regard qui me fit déduire la relation entre ma muse déchue et le petit animal… Muse déchue car je tolère les chiens mais ne les aime pas. L’idée quelle puisse en posséder un égratignait automatiquement l’image de la créature qui m’avait semblé si parfaite.
Je décidai alors d’aller boire un verre, pour me consoler, quand je surpris le chien en train de déféquer sur l’herbe. La commission faite, il regarda la belle femme, puis partit pisser sur les pieds d’un banc. La belle ne réagit pas plus que cela et continua son chemin. Je ne pouvais pas laisser passer ça! Quand on a un chien on assume : on ramasse les crottes. J’allais donc m’expliquer avec cette délinquante qui m’avait paru si belle. Je l’abordai, lui expliquai gentiment et sans animosité qu’elle avait des droits mais aussi des devoirs, lui montrai mon pied, afin d’illustrer la nécessité pour les maîtres de ramasser les crottes de leurs cabots. Elle m’écoutait sans répliquer. Quand j’eus fini ma diatribe (toute en finesse et nullement amère), elle me sourit puis me dit en désignant mon pied gauche : "En même temps, ça porte chance. Ça vous dirait d’aller boire un verre? Et, à propos : je n’ai pas de chien."