J’ai commencé la visite de l’exposition en examinant les photographies d’Amadeo Modigliani à Paris. Elles révèlent une fascinante élégance de la pauvreté, comme si un marin livournais avait débarqué dans la capitale, considérant cette ville comme un port, aussi multiculturel et libre que sa ville natale pouvait l’être.
Il débarque avec toute la beauté de la Méditerranée sépharade. Des godasses épaisses et une tête d’ange toscan. Sa silhouette déliée s’affine peu à peu. Il s’est consumé de l’intérieur. Il a flambé en dedans, mais sa tête reste élancée ; elle monte déjà vers le ciel, comme celle de ses modèles.
J’ai commencé par ce visage dont la photographie porte témoignage, seul ou à côté de ses amis parisiens, jamais à côté de ses femmes ou de ses modèles, homme parmi les mâles, en souvenir du film où Gérard Philippe en 1958 incarne ses colères violentes et ses incertitudes amoureuses aux côtés de Lili Palmer (Béatrice Hastings) et Anouk Aimée (Jeanne Hébuterne). Le film était intitulé « Les Amants de Montparnasse ». Curieusement, mes parents m’ont amené le voir alors qu’il y avait là un petit parfum de scandale. J’avais douze ans. Je ne peux pas, depuis, me promener dans Montparnasse sans que ce film me colle à la peau et que je m’attende à rencontrer des survivants aux yeux transparents.
Mes amis, artistes ou non, qui ont eu la chance d’y avoir leur atelier : Avenue Coty ou rue Campagne Première, rue du Montparnasse ou rue d’Assas n’ont fait que renforcer l’épaisseur du masque que je porte quand je viens y marcher. De même, Amadeo et Gérard se superposent en permanence dans mon souvenir. Je célèbre le passage du temps sans transition : début du XXe siècle, moitié du XXe siècle, début du siècle actuel. Et à mon âge, cette gymnastique n’a plus rien de nostalgique.
Lorsque Modigliani arrive, Paris habite un monde qui attend la guerre puis qui s'y plonge tout entier. Les artistes qui se sont reconnus et assemblés secouent toutes les traditions en passant sans transition dans le premier grand drame d'un XXe siècle inquiet. Ce sont des passeurs, ils hybrident des cultures sans aucun complexe. Ils parlent toutes les langues, autant avec leurs mains, leurs pinceaux et leurs ciseaux, qu’avec leur manière d’être. Ils se regardent sans s’imiter, tout en réclamant des influences amicales. J’aurais aimé entendre Modigliani et Brancusi dialoguer ou bien encore se taire, côte à côté et tailler la pierre ou le bois.
Je retrouve ainsi à Martigny dans la même salle, un an après, la « Tête de femme au chignon » sortie du grès en 1911, mais aussi le portrait de Jeanne assise de 1918. Le nu couché de 1916 revient se placer pour sa part dans le dialogue avec la Vénus d’Urbino qu’avait instauré Omar Calabrese à Bruxelles en 2003-2004. Comme si pour être heureux, on devait avoir un rendez-vous régulier avec les œuvres que l’on aime, dans cette compagnie fraternelle où Mademoiselle Pogamy, les sculptures de Henri Laurens, les toiles de Fernand Léger m’offrent leur connivence.
Les trois œuvres d’Amadeo que je viens de citer, à elles seules – et elles ne sont pas seules, m’apportent en effet beaucoup de bonheur. En 1918 Jeanne, la tête inclinée, les cheveux défaits regarde son amant et nous regarde. Elle fait partie de sa vie et de la nôtre. En 1919, dans ce magnifique allongement de Jeanne au chapeau, ses yeux transparents ne regardent plus que l’histoire de la peinture. Elle rejoint les vierges de Simone Martini ou de Domenico Beccafumi qui se protègent de l’ange, ramènent leur bras sur la poitrine, rajustent pudiquement leur corsage, tout en se sachant déjà choisies par le destin. Elles ne veulent pas accepter leur maternité prochaine et semblent pressentir un drame fondateur qui va déchirer leur amour de mère. Femmes destinées au sacrifice, pour la rédemption des hommes.
Un an après, la jeune femme, enceinte, va se défenestrer pour ne pas survivre à son amant.
Les drames n’expliquent pas la peinture, ils la précèdent et l’accompagnent. Le choc esthétique est aussi un choc émotionnel. Quoi d’autre, sinon ? Je ne cherche pas à collectionner les expositions. Juste à voir et revoir ces icônes qui témoignent, au-delà de la représentation, d’un dialogue avec quelque chose, ailleurs, derrière le mur, ou derrière la toile.
Je n’ai pas vécu dans cette époque où des barbares ont pourtant créé nos yeux et changé à jamais notre sens de la perspective, bien au-delà du musée où on les a emprisonnés.
Je regarde pourtant le monde qui m’entoure avec eux et par eux, tous les jours. Ils m’ont offert des masques, Modigliani le premier, Picasso, Gris et Braque avec lui. Je suis heureux de les emporter avec moi et de les porter quand je souhaite changer d'identité aux yeux du monde.
Modigliani et l’Ecole de Paris. En collaboration avec le Centre Pompidou et les collections suisses. Fondation Pierre Gianadda, Martigny. Du 21 juin au 24 novembre 2013.