S'il me fallait emporter sur une île déserte une seule pièce du grand William Shakespeare, je crois bien que je choisirais La tempête, malgré mon admiration pour Comme il vous plaira, Le songe d'une nuit d'été et Un conte d'hiver, entre autres chefs-d'oeuvre.
On y retrouve en effet tous les thèmes chers à son auteur, mais jugez plutôt: Prospero, le duc de Milan, après avoir été déchu et exilé par son frère, se retrouve avec sa fille Miranda sur une île déserte. Grâce à la magie que lui confèrent ses livres, il maîtrise les éléments naturels et les esprits; notamment Ariel, esprit de l'air et de la joie de vivre ainsi que Caliban, être sombre et instinctif symbolisant la terre, la violence et la mort. Le premier acte s'ouvre sur le naufrage - orchestré par Prospero et executé par Ariel - d'un navire portant le roi de Naples, son fils Ferdinand ainsi que le frère parjure de Prospero, Antonio. Usant de ses pouvoirs surnaturels, Prospero fait subir aux trois personnages échoués sur l'île diverses épreuves destinées à les punir de leur trahison, mais qui contiennent aussi, peut-être, un caractère salvateur. Au dernier acte, Prospero se réconcilie avec son frère et le roi, marie sa fille avec Ferdinand, libère Ariel et Caliban puis renonce à la magie pour retrouver son duché.
Critique de la société, de la démocratie et du pouvoir - comme dans Coriolan, Jules César, Richard III ou Henry VI - l'humour, la fantaisie et la féérie occupent néanmoins dans La tempête une place prépondérante, dans cette plongée au coeur des méandres de la nature humaine: avec Prospero qui dans son exil amer, médite sur la vieillesse et la mort, mais dans sa solitude, aspire de même à la paix du coeur, la justice et la compassion; avec Ariel au service de Prospero, de nature joyeuse et amoureux des arts, sensible au malheur des hommes; avec Miranda, incarnant l'amour véritable dans toute sa simplicité, sa fraîcheur, sa sincérité envers son père, mais aussi de Ferdinand qui nous réserve une des plus belles scènes d'amour, aux côtes de celles de Roméo et Juliette et Un conte d'hiver.
Le portrait de Caliban est plus complexe: souvent décrit comme un monstre, un médiocre dépourvu de sens moral, il symbolise l'insoumission, la félonie, la sauvagerie, le désir irréfléchi. Oui, sans doute, et pourtant, n'est-il pas le personnage le plus émouvant - le plus humain - de cette pièce, incarnant à lui seul un monde privé de grâce, voué au désespoir, et dont Prospero croit que le destin n'est pas définitivement tracé, s'il est traversé d'affection et d'une patiente éducation capable de l'enrichir de valeurs qui lui sont inconnues?
En Angleterre, cette oeuvre n'est pas assimilée à une comédie - terme souvent galvaudé chez nous - mais à une romance pastorale. A la différence de Un conte d'hiver qui aboutit aussi au pardon et à la réconciliation, cette pièce est celle de l'apprentissage et de la sagesse dans laquelle tous les questionnements - comme au sein d'une prison sans barreaux - aboutissent au triomphe de l'amour en dissolvant les rancoeurs, les haines, les illusions, devant la précarité de la vie qui prend ses distances.
Pour terminer, sachez que c'est dans La tempête qu'on trouve ce célèbre extrait: Nous sommes de la même étoffe que nos songes et notre infime vie est cernée de sommeil...
En annexe, vous pouvez découvrir - en version bilingue -le bouleversant épilogue de Prospero...
La tempête, traduit par Jean-Louis Curtis (coll. Papiers/Actes Sud, 1986)