C'est, au fond, en miniature, ce que l'Etat-providence cherche à faire, à plus grande échelle, celle d'un pays, avec le même
résultat d'infantiliser ceux qui se trouvent sous sa coupe.
Tout cela, dans un cas comme dans l'autre, avec les meilleures intentions, dont on dit que l'enfer serait pavé... Ce dont je ne
doute pas un seul instant.
Anne-Frédérique Rochat a, pour sa part, choisi, comme thème de son deuxième roman, de s'intéresser à la première version, celle du microcosme familial, qui n'est pas moins édifiante que la seconde, celle du macrocosme "providentiel".
La famille en question est composée des deux parents, Fanfan et Vilou, pour Fantine et Virgile, et de leurs deux filles, Charlène et Diane.
Fanfan et Vilou sont d'alertes sexagénaires, enfin, tout du moins pour ce qui est de la bagatelle, puisqu'ils ne craignent pas
de continuer à faire grincer les lits après quarante ans de mariage... et de se faire des papouilles dès que l'envie les prend, oubliant tout le reste. Ils sont d'ailleurs toujours très inventifs
quand il s'agit de se donner des petits noms tendres...
Charlène avait vingt ans quand Diane est née. Fanfan avait alors la quarantaine, l'âge que Charlène a aujourd'hui. Charlène se rappelle à propos de sa petite soeur Diane:
"On l'a tout de suite beaucoup aimée. C'était notre petite fille à tous les trois, Fantine, Virgile et moi, notre petit ange, notre fée. Sûrement qu'on l'a trop couvée."
Charlène, l'année de la naissance de sa petite soeur, a connu l'amour, le temps d'un été. L'homme qu'elle a aimée s'appelait Thibault, l'homme parfait, auquel aucun autre ne pouvait dès lors succéder. Depuis elle est seule. Pas tout à fait, puisqu'elle a sa famille, dont elle est devenue le chef parce que la place était vacante...
Si Charlène est seule, c'est parce qu'elle a fait le choix de rester avec ses deux parents et Diane quand Thibault lui a proposé de partir avec elle:
"Je ne pouvais pas laisser ma famille. Fantine avait besoin de moi pour s'occuper de Diane, en quelques mois elle était devenue ma petite fille, mon bébé; Virgile avait besoin de mon aide pour tenir la boutique: partir, c'était les trahir, je ne pouvais pas l'imaginer, je n'aurais pas pu le supporter."
Aux yeux des autres, mais pas à ceux de leurs parents, qui les acceptent telles qu'elles sont, Charlène et Diane sont bizarres.
L'une n'a pas d'homme dans sa vie, l'autre aime les cimetières.
Au moment où commence le roman, la boutique familiale d'abat-jour n'a jamais fermé et la famille n'a jamais pris de vacances.
Charlène a décidé que, cette année, elle emmènerait sa petite famille en vacances pour la première fois, dans une maison située dans un sous-bois de hêtres, à 300 km de chez eux, et que la boutique serait exceptionnellement fermée pendant tout le mois de juillet.
Les choses ne se déroulent pas comme Charlène l'imaginait. Les bizarreries des deux soeurs contribueront au désenchantement de ce qui promettait être un extra dans la vie routinière et pas seulement une parenthèse.
Diane rencontre, dans le cimetière de leur lieu de villégiature, Archibald, croque-mort de son état. Elle en tombe amoureuse et se retrouve bientôt dans son lit.
Charlène, qui n'a pas d'homme dans sa vie depuis son aventure avec Thibault, ne supporte pas tant que cela cette situation, même si, au besoin, elle recourt pour se calmer à un substitut aussi solitaire qu'elle peut l'être.
Aussi, quand Charlène découvre que Diane, sa "bouée de sauvetage", sa "raison de vivre", son "bébé", son "enfant", lui échappe, qui plus est avec un homme, est-elle toute bouleversée et se rend-elle malade.
Les choses rentreront-elles dans l'ordre? Charlène règnera-t-elle à nouveau sur cette famille d'abat-jouriste, qui a goûté à la liberté de faire ce qu'il lui plaît? L'auteur ne le révèle qu'à la fin et laisse monter une tension maligne jusque là.
Hormis un chapitre où Archibald est le narrateur sincèrement amoureux de Diane, c'est Charlène la principale narratrice.
Charlène rapporte les dialogues et les habitudes criants de vérité des membres de cette famille ordinaire. Elle raconte sans
pudeur tous les états d'âme par lesquels elle passe. Elle communique toute la tempête qui couve en elle et qui va faire basculer l'histoire.
Car un sous-bois, au sens propre, plein d'agréments, peut en cacher un autre, au sens figuré, inavouable.
Francis Richard
Le sous-bois, Anne-Frédérique Rochat, 190 pages, Editions Luce Wilquin (sortie en librairie le 19 août 2013)