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Episode 1 : le marteau et l’enclume

Publié le 06 août 2013 par Legraoully @LeGraoullyOff

Dans cette ruelle sinueuse et glauque de Florange aux allures de couloirs de la mort, même les trottoirs semblent se dire « merde ». Bien évidemment, rares sont les inconscients qui osent s’y aventurer la nuit tombée tant cet endroit oublié des hommes crache la misère la plus abjecte. Le seul lieu encore éclairé est un bar anonyme, véritable radeau de la Méduse pour tous les écorchés vifs, exténués par leur journée de besogne et pressés de fuir la monotonie du foyer familial. L’un d’eux s’engouffre dans la pénombre, pousse la porte de bois vermoulue du troquet et fonce vers une table ronde sentant les effluves rances de houblon et de whisky premier prix.

­—« Comment ça roule, mon Roger ? s’écria l’assoiffé tout en s’asseyant en face de son interlocuteur.

—Pas pire … , soupira son partenaire.

—T’as reçu l’offre des salauds ? Avec tes cinquante balais, mon cochon, tu vas toucher une sacrée prime de départ et tout ça signé ArcelorMittal ! », se réjouissait l’homme une bière à la main.

Roger Moure (ça ne s’invente pas !), ouvrier des hauts-fourneaux, assis sur un tabouret de fortune, laissait reposer sa bedaine d’homme d’âge mûr comme le guerrier médiéval arbore son bouclier protecteur. Son physique de nounours CGTiste  et son humour décalé avaient fait de lui un camarade apprécié de ses collègues de l’usine. Mais aujourd’hui, « 007 » comme l’appelait affectueusement ses copains à cause de son patronyme, n’avait pas le cœur à rire.

— « J’ai une famille à nourrir, bordel de dieu ! Tu crois quoi ? Qu’avec leur fric, je vais pouvoir envoyer ma grosse et mes mioches au soleil ? C’est d’un boulot dont j’ai besoin, pas d’un pognon qui transpire la pitié ! Trente ans de turbin et voilà comment je suis remercié ! Je vais te dire, leur tune, ils peuvent se la garder, on n’achète pas le silence des gens qui souffrent, s’écria Roger.

—Ouais, t’as pas tort, mais ça te laissera le temps de voir venir ! Et puis, tu auras une offre de formation, changer de boulot, tu sais, c’est pas plus mal. Quand je vois mon vieux, ce qu’il est devenu … un cadavre qui traîne sa carcasse ! Y’a pas à dire, la sidérurgie, ça te flingue un bonhomme, répondit l’ouvrier en s’essuyant frénétiquement la bouche.

—Il se fait tard, salut Didier, on se voit demain », préféra conclure Roger.

Quelques minutes de marche seulement séparaient Roger de « sa troupe » comme il aimait le mentionner. Il aimait profondément sa famille, pas par principe ou par conviction, mais juste parce qu’il se sentait bien en leur douce compagnie. Contrairement à beaucoup de ses potes de comptoir, il n’aurait jamais osé tromper sa femme Julie, sa « Juju » se serait barrée avec Manu et Caro, ses deux enfants qui, malgré leur vivacité d’esprit, n’aimaient pas beaucoup l’école ; « Les ânes ne font pas des chevaux de course ! » disait-il souvent. Un homme simple aux valeurs modestes pour qui le quotidien ressemblait à des dimanches paisibles entouré de ses proches, de quelques parties de fléchettes avec les copains une fois le travail terminé, de brefs moments de tendresse avec sa femme une fois par semaine.

Après la fin de sa balade nocturne, il entrouvrit le portail flambant neuf qui ornait l’entrée de sa maisonnée prolétaire, puis après avoir traversé le jardin en friche, il pénétra au sein de la bâtisse domestique. Avant de pénétrer dans la chambre conjugale, Roger avait le réflexe paternel d’entrer dans la chambre de ses enfants pour les embrasser brièvement. L’ouvrier mosellan se glissa dans son lit échaudé par la présence de sa femme contre laquelle il se blottit tendrement. Durant cette nuit, il fut incapable de trouver le sommeil car depuis le début du conflit avec la direction, il ne pouvait s’empêcher de penser à cet avenir inscrit en pointillé, à celui de ses enfants plus incertain que jamais, aux traites de la maison, à Juju qui méritait le meilleur pour la crise qu’elle supportait depuis des mois.

Roger se souvenait des promesses de tous les politicards qui étaient venus à l’usine pour clamer haut et fort leur volonté de soutenir les salariés. Tous intervenaient à la radio, à la télé et dans tous les média pour déclarer qu’ils ne laisseraient pas tomber les ouvriers de Florange, aucun n’avait tenu ses engagements. Lui, Roger Moure, la victime de la mondialisation, le cocu de la République, le forçat  du siècle nouveau ne pouvait plus contenir sa colère, il haïssait tous ces hommes propres sur eux, ces menteurs opportunistes en costume cravate qui profitent de la crédulité des vrais gens pour parfaire leur communication avant de passer à autre chose. Mais, lui et sa famille n’étaient pas une « chose », ni un fait d’actualité tout juste bon à sucer la moelle émotive de l’électorat français.

Sa décision était prise. Il ne pouvait plus rester passif, spectateur du déclin de sa propre existence. Il sillonnera toutes les routes de France pour s’introduire dans les villas luxueuses, les hôtels particuliers et appartements opulents des dirigeants politiques français afin de subtiliser leurs objets de valeur. Finalement, il décidait de créer son propre ascenseur social – un « Roger des bois » qui volerait aux riches pour donner aux siens. Il récupérera son dû, il se vengera du mensonge, de la calomnie, du mépris du peuple. Il ne fera pas tout cela pour quelque idéal vain mais pour sauver les siens de la misère.

Au petit jour, il embrasse Juju, Manu et Caro. Il explique brièvement à sa femme qu’il part en formation à Paris pendant trois mois sur le compte d’ArcelorMittal. Un mensonge certes, mais pour la bonne cause pensait-il. Le père de famille déchu sort de chez lui, entre dans son véhicule gris cassiopée, met la clé dans le démarreur et quitte son quartier sans regret.

Au loin, vers l’horizon, le fourgon de l’ouvrier lorrain s’effaçait paisiblement au gré des premières lueurs de l’aurore. Le flou de son destin épousait à la perfection le tableau pittoresque de ce départ contrarié. Tel le capitaine au cœur solitaire qui voguait vers une étoile insolente, Roger Moure commençait son aventure.

A SUIVRE …

Graine d’ortie


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