Dans un monde multipolaire, la notion de havre de paix est toute relative. Edward Snowden doit fuir les tentacules de l'appareil d’État américain en se réfugiant en Russie.
Par Stéphane Montabert, depuis Renens, Suisse.
En accordant finalement l'asile politique à Edward Snowden, Moscou a donc fâché Washington. Tout rouge. Au point de remettre en question le tête-à-tête Obama-Poutine prévu en septembre en marge du sommet du G20 à Saint-Pétersbourg, rendez-vous compte !
Il paraît qu'en apprenant la nouvelle, certains diplomates n'ont pas pu finir leur homard.
Edward Snowden est un héros, le vrai lanceur d'alertes désintéressé. Le genre de type dont auraient rêvé tous les défenseurs de whistleblowers de par le monde. Sauf qu'en appelant à la création de lois pour les protéger, ceux-ci imaginaient plutôt le déballage de noirs secrets de multinationales agro-alimentaires. En dénonçant les dérives inacceptables du gouvernement américain, le chevalier blanc providentiel est subitement devenu embarrassant pour tout le monde. La plupart des politiciens souhaitant clouer au pilori de méprisables compagnies privées ont soudainement eu peur pour leurs propres dossiers.
Combien de Snowden errent dans les couloirs des bureaucraties mondiales ? Réponse : pas assez. Espérons qu'il suscite des vocations. Mais la petite histoire rejoint la grande. Le destin d'un homme parfaitement inconnu il y a quelque mois influence désormais l'ambiance géopolitique mondiale. Rappelons la pantalonnade du voyage de retour d'Evo Morales, l'avion du président bolivien interdit de vol et même fouillé – au mépris de toutes les règles diplomatiques – au prétexte qu'il aurait pu abriter Edward Snowden ! De tels épisodes influent durablement sur les relations entre les peuples...
Obama pourrait ne pas aller en Russie, finalement – ce qui donnerait encore plus d'importance au transfuge des services secrets américains. Les Russes pourraient aussi choisir en représailles de se ficher comme d'une guigne de l'absence d'Obama voire de s'en moquer, ce qui serait une humiliation supplémentaire pour les Américains. La péripétie Obama-Poutinesque n'est qu'un épisode parmi d'autre.
Toujours à propos de l'espionnage de ses alliés par l'Oncle Sam, l'Allemagne a décidé samedi de mettre un terme à l'accord de surveillance conjointe de son territoire avec la Grande-Bretagne et les États-Unis. Un geste symbolique sur un accord remontant à la Guerre Froide.
Le fait est qu'aujourd'hui, beaucoup de pays n'ont plus peur de se fâcher avec les États-Unis et ne s'en privent pas. Pour un pays qui imposait à l'ONU son plan d'invasion de l'Irak il y a dix ans, la dégringolade est colossale.
Nous sommes entrés dans l'ère du monde multipolaire.
Après l'effondrement de l'Union Soviétique sous ses propres mensonges, les États-Unis manquèrent l'opportunité historique de réduire un arsenal militaire obsolète faute d'adversaire. Cela aurait été trop demander à un Clinton pétri d'interventionnisme comme tout bon Démocrate, préférant à la place une Amérique-gendarme-du-monde – totalement incompétente, à l'usage, à s'acquitter de cette tâche.
Son successeur eut beau être élu sur un programme isolationniste, il était trop tard : la déclaration de guerre du 11 septembre lança les États-Unis dans un cycle de représailles sans victoire décisive possible puisque livré contre un concept, le "terrorisme international".
Une décennie plus tard, les États-Unis font moins peur que jamais. Les missiles pleuvent toujours sur le Pakistan et l'Afghanistan mais le géant est fatigué, mais aussi ruiné par son virage socialiste. Ce n'est pas un hasard si la défiance survient avant tout chez ceux qui se sentent financièrement solides – l'Allemagne ou la Russie – quand d'autres se font plus discrets.
Dans un monde multipolaire, la notion de havre de paix est toute relative. Edward Snowden doit fuir les tentacules de l'appareil d’État américain en se réfugiant en Russie. Entre la Chine, le Japon et Taïwan, les rivalités territoriales sont exacerbées parce qu'elles deviennent possibles. Les guérillas refleurissent. L'Iran nucléaire semble quasiment inévitable. Les instances internationales ont encore moins de sens qu'avant, chaque participant se faisant un plaisir de poignarder les vagues consensus à l'aune d'intérêts particuliers. Les principes sont émoussés et le cortège des nations ne parvient à s'entendre que sur ce qui leur profite à tous, comme la fiscalité transfrontalière. Et, bien sûr, alors que les cartes sont redistribuées, nombre de nations prétendent passer au premier plan.
La Suisse a un rôle à jouer dans ce nouveau paradigme, permettant par ses bons offices de perpétuer le dialogue entre des pays qui ne se comprennent plus. Modeste contrepartie d'un monde devenu terriblement dangereux.
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