Les Caprices de Goya*, on n’en connaît qu’une poignée, les plus emblématiques, et en particulier le fameux Songe de la raison engendrant des monstres). C’est une excellente initiative qu’a eue le Palais des Beaux-Arts de Lille de présenter les 80 planches dans leur intégralité (jusqu’au 28 Juillet), telles que publiées en 1799, sans grand succès (et offertes à Charles IV en 1803). Goya a alors 53 ans, la surdité l’a frappé et aigri. La vision du monde qui s’exhale à travers les Caprices est très moralisatrice, c’est une critique tous azimuts envers hommes profitant des femmes et vice-versa, envers moines, prostituées et puissants, envers obscurantisme et sorcellerie. Personne n’échappe aux récriminations bougonnes de l’artiste, qui procède par oppositions claires : le bien et le mal, la beauté et la laideur, la candeur et le vice, le blanc et le noir. Ses “peintures noires” dans les années suivantes auront plus de force obscure, plus de mystère fantasmagorique, mais les Caprices les annoncent brillamment. J’en ai choisi cinq, parmi les moins connues et les plus étranges.
Même ainsi, il ne la voit pas (Ni asi la distingue, planche 7) montre un petit maître, dandy à monocle, berné par une prostituée à la feinte pudeur. L’homme se penche en avant vers le décolleté de la belle qui se déhanche légèrement vers lui. Dans l’espace ainsi ménagé entre leurs corps apparaît un visage incongru. Aucun corps auquel le rattacher. Ce n’est point l’entremetteuse, sagement assise à droite. Pur esprit, visage écarquillé au milieu des traits denses de la robe et de la jaquette, le portant comme des ailes d’ange de cathédrale, apparition inexpliquée, critique ou érotique ?
Maintenant elles sont assises (Ya tienen asiento, planche 26) est suffisamment étrange pour avoir été choisie pour l’affiche et la communication de l’exposition. A demi nues, coiffées d’un jupon, ces deux écervelées ne marchent pas sur la tête, mais s’asseoient sur leur cerveau. Sans doute raisonnent-elles avec leurs fesses. Les hommes rient, partagés entre moquerie et désir. Aucune tendresse ici, ni pour les bécasses, ni pour les ricaneurs.
Mauvaise nuit (Mala noche, planche 36, en haut) : Les affaires vont mal quand c’est le vent et non l’argent qui soulève les jupes des filles. Sans autre commentaire.
Jolie maîtresse (Linda maestra, planche 68) : Nul besoin d’être grand clerc pour comprendre le symbolisme de ce bâton qu’enfourchent gaillardement les deux sorcières nues, la vieille voûtée, flétrie et noueuse, et la jeune ronde et vigoureuse, jambes écartées, teint clair. Tel une onde de choc supersonique, le balai semble ouvrir les ténèbres, les repousser. Mais qui est la maîtresse ici, qui initie qui aux plaisirs de la chair ?
Tu ne t’échapperas pas (No te escaparàs, planche 72) est l’avertissement donné à cette jolie jeune fille, qui ne semble guère effarouchée par les monstres lubriques qui la pourchassent. Les ailes géantes de l’oiseau de proie lui font un parasol, omniprésent chez Goya. Elle s’enfuit mollement, avec la grâce d’une ballerine; jamais ne s’échappe celle qui désire se laisser prendre.
Sagesse désabusée, quelque peu aigrie, mais quelle série !
Le Musée expose à côté deux toiles de Goya, Les vieilles (toujours aussi terrifiant) et La lettre. Par ailleurs, une exposition d’artistes contemporains inspirés par Goya se tient dans la salle adjacente, j’y reviendrai dans quelques jours.
* Je n’ai pas encore vu l’exposition au Petit Palais sur les gravures de Goya, mais j’irai d’ici peu.