Les Etats-Unis ont-ils besoin de l'Alliance ?

Publié le 04 août 2013 par Egea

Voici un article que j'avais publié il y a un an, dans la Nouvelle Revue de Géopolitique. Il me semble opportun de le mettre en ligne car il n'a pas pris trop de rides.

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Il y a quelques années, à l’heure où l’on s’interrogeait sur l’hyperpuissance, un jeune auteur présentait un livre remarquable d’intelligence, posant la question « Les Etats-Unis ont-ils besoin d’alliés ? ». Alors, on croyait que la puissance militaire et économique suffisait, même si le terrorisme venait d’apparaître, premier défi à l’hégémon. Presque dix ans plus tard, les conditions ont changé : non seulement de nouveaux challengers apparaissent au travers des émergents, la Chine au premier rang, mais les moyens de la puissance américaine semblent remis en cause : épuisement militaire dans des guerres irrégulières en Irak et en Afghanistan, affaiblissement économique consécutif à la crise de 2008, crise politique multiforme.

Logiquement, devant cet affaiblissement, les Etats-Unis devraient avoir, plus qu’avant, besoin d’alliés : et en premier lieu, ils devraient s’appuyer sur leurs alliés traditionnels, ceux qui ne leur ont jamais fait défaut, ceux de l’Alliance atlantique. Or, ce n’est pas le sentiment qui prévaut à la vue de l’éloignement stratégique entre les deux rives de l’Atlantique. Ce paradoxe apparent mérite d’être analysé pour déterminer s’il ne s’agit que d’une illusion d’optique, ou d’un mouvement plus profond.

Le contrat atlantique

L’Alliance atlantique est un contrat. Elle est exceptionnelle dans l’histoire, même si notre éducation contemporaine nous fait croire qu’elle est l’archétype des alliances. Or, au regard de l’histoire, cette alliance est originale à plus d’un titre : tout d’abord parce que c’est une alliance de temps de paix qui n’eut jamais à faire la guerre , ensuite parce qu’elle a constitué un formidable appareil destiné à « organiser » cette alliance (l’Organisation militaire intégrée proprement dite, l’Otan, qu’il ne faut donc pas confondre avec l’Alliance), enfin parce qu’elle a survécu aux conditions qui avaient présidé à sa création.

A observer ces particularités, il faut s’interroger sur le contrat qui les sous-tend. Celui-ci est simple, car il organise un échange entre deux partenaires, les Européens (incluant la Turquie) et les Américains (incluant le Canada). Les Etats-Unis offrent leur garantie stratégique et militaire, mais aussi politique : en effet, leur simple présence joue un rôle pacifiant dans les relations intra-européennes, après deux guerres civiles européennes qui se sont propagées au monde. En échange, les Européens offrent plusieurs choses : tout d’abord, la direction de l’alliance, La chose n’est pas négligeable à cette époque où l’affrontement bipolaire structure l’ensemble de la scène internationale. L’Europe offre également un dispositif pré-positionné, autrement dit un avant-poste installé dès le temps de paix, pour éviter le risque d’une entrée en guerre tardive des Américains, qui nécessiterait des débarquements de vive force. De ce point de vue, l’Otan tire les leçons de la deuxième guerre mondiale. Accessoirement, les 300.000 GI déployés en Europe sont autant d’otages qui serviraient, le cas échéant, à forcer la garantie américaine.

En sus de ces considérations militaro-stratégiques, l’Alliance constitue aussi un formidable outil de soft power. Elle est un « club » occidental, au point que chacun assimile « l’ouest » à l’Alliance. Cette communauté est solidaire non seulement en Europe, mais aussi pour les affaires du monde : les pays européens sont autant de relais d’opinion et d’action dans une perspective idéologique, mais aussi politique (à l’ONU ou l’OCDE) voire économique (en complément de l’autre organisation transatlantique de l’époque, l’OCDE).

Globalement, ce contrat a survécu à la guerre froide et la communauté transatlantique a permis de résoudre les problèmes qui se posaient : réunification européenne, crises des Balkans, réponse au terrorisme… A cette aune, l’observateur optimiste pourrait considérer que les choses continueront comme avant, et que l’Alliance surmontera les défis de l’heure. Pourtant, si la perpétuation de l’Alliance est probable, il n’est pas pour autant assuré qu’elle répondra auxdits défis. En effet, les modifications stratégiques sont plus profondes qu’il y paraît.

Altérations stratégiques en Europe

Tout d’abord, vue des Américains, l’Europe n’est plus ni un problème, ni une solution. Les Américains ont pris acte de la fin totale du schéma bipolaire, mais aussi du schéma qui a suivi la guerre froide. L’Alliance a servi, mais ils s’interrogent : « oublions le passé et regardons si elle sert aujourd’hui ». À cette question, ils ne répondent plus automatiquement par l’affirmative.

A leurs yeux en effet, elle n’est plus utile en dehors de l’Europe. L’affaire du Kossovo avait instillé le grain de la défiance : c’est de cette époque, au fond, que date le désinvestissement opérationnel américain, qui conduisit Donald Rumsfeld à prononcer, dès septembre 2011 : « c’est la mission qui fait la coalition ». Malgré la solidarité européenne affirmée à la suite des attentats de New-York, les déchirements atlantiques en 2003 au sujet de l’intervention en Irak confirmèrent, aux yeux de Washington, leur prévention envers les Européens. Certes, ceux-ci vinrent en Afghanistan, mais avec beaucoup de restrictions d’emploi et des retraits successifs (hollandais, canadiens et tout récemment français) qui éprouvaient la fiabilité de l’organisation. Enfin, la dispersion en Lybie, certains Européens refusant de soutenir (sans même qu’il soit question de participation) ce que d’autre promouvaient, venait confirmer la défiance américaine : d’autant que le Pentagone dut apporter énormément d’appui militaire, qu’il s’agisse de suppression des défenses aériennes (pourtant réduites), de renseignement, de ravitaillement en vol, de munitions…. Le « leadership from behind » fut un expédient, et si certains Américains tirèrent la couverture du succès à eux, il faut reconnaître que sans eux, l’opération « protecteur unifié » n’aurait pas été un succès. Pour dire les choses simplement, l’Alliance apparait comme peu fiable, politiquement comme militairement.

Les Américains ne se lassent pas de le dire : qu’il s’agisse de Robert Gates en juin 2011 ou son successeur Leon Panetta à l’automne de la même année, tous les responsables du Pentagone répètent aux Européens – aux Alliés – qu’ils doivent faire plus d’efforts. En effet, en termes de défense, l’Europe est en déflation stratégique. La baisse généralisée des dépenses de défense en est un signe. Mais cela traduit une conception plus générale, celle que l’outil militaire n’est plus, au fond, un outil pertinent. Aux yeux de beaucoup d’Européens, le sentiment vient à la fois de l’idéal kantien de la paix perpétuelle qu’ils imaginent au cœur du projet européen, mais aussi du sentiment d’inefficacité militaire après une décennie de guerre irrégulière. En fait, comme les armes n’amènent plus toute la décision, ils en tirent la conclusion qu’elles n’apportent aucune décision, ni même qu’elles concourent à la décision, sauf dans des cas de stabilisation, là justement où elles ne sont pas au fond les plus utiles.

Il y a bien quelques exceptions. Deux en fait : deux pays qui persistent à croire que la puissance militaire est un outil de puissance, et qu’il n’y a pas de soft power sans hard power préalable. Il s’agit de la Grande-Bretagne et de la France, qui sont finalement toutes deux les puissances les plus proches des Américains. Cependant, le Royaume-Uni inquiète les Américains à la suite de la revue de posture stratégique décidée en octobre 2010 qui décide de coupes drastiques. Quant à la France, son retrait avancé d’Afghanistan pose aux yeux de Washington la question de sa fiabilité, tandis que les restrictions budgétaires annoncées risquent de diminuer encore la taille de l’outil et donc son crédit. Autrement dit, même les plus solides paraissent affaiblis.

Les déclins jumeaux

Les économistes décrivent depuis fort longtemps les déficits jumeaux (twin deficit) qui marquent l’économie publique américaine (déficit budgétaire et déficit commercial). Du point de vue stratégique, il faudrait également parler des déclins jumeaux transatlantiques.

En effet, le déclin est double : on l’a vu pour l’Europe du point de vue militaire, mais le déclin qui la frappe est plus important : en effet, la crise de l’euro met en valeur de multiples fractures européennes. La plupart des analyses stratégiques portant sur la sécurité euro-atlantiques reprennent la grande articulation (faut-il parler de pliure ?) sur le couplage (ou le découplage) transatlantique. Pourtant, il faut d’abord s’intéresser non pas à cette fracture transatlantique, mais aux fractures intra-européennes qui vont grandissant. C’est, je le crains, le vrai sujet stratégique de l’heure.

A la première fracture qui tient à des conceptions divergentes de la puissance entre « vertueux » et « réalistes » s’ajoute une deuxième fracture qui est budgétaro-financière. Car l’Europe est en déflation tout court. Cela induit des tensions profondes entre nations, par exemple entre nations riches et nations pauvres, et le retour à un vocabulaire qu’on croyait avoir disparu (aux « égoïstes ! » des uns répondent les « paresseux ! » des autres). Voici alors la troisième fracture : si cela ne suffisait pas, on observe aussi à l’intérieur des nations le retour, ici ou là, de la question des nationalités et la remise en cause éventuelle du traité de Versailles, sans même parler des radicalités politiques qui fleurissent, avec des gouvernements qui tutoient voire franchissent les bornes de la démocratie (Hongrie, Roumanie). Autrement dit, l’équation traditionnelle « l’Europe c’est la paix » n’est plus aussi assurée. Elle était fondée sur la garantie américaine, sur le gel de la guerre froide, sur la mondialisation heureuse qui nous promettait la fin de l’histoire : bref sur l’Alliance. On ne voyait pas qu’il fallait surtout inverser l’équation et que la paix permettait l’Europe. La paix n’est pas obligatoirement donnée, et ce n’est pas parce qu’on la désire qu’elle demeure, ce n’est pas parce qu’on bannit le mot guerre, ce mot grossier et inconvenant, que sa réalité disparaît. Autrement dit encore, l’Europe devient le lieu d’une possible surprise stratégique qu’il faut envisager. Les errements yougoslaves nous ont appris que tout était possible.

Ainsi, l’Europe apparaît comme étant en déflation stratégique, préoccupée de ses problèmes, retirée d’un monde qu’elle ne comprend plus puisqu’elle ne le domine plus, même par procuration. Voici en effet l’autre déclin : il est américain.

Plusieurs signes l’illustrent : les retraits militaires en Irak et en Afghanistan démontrent les limites du modèle martial rêvé au Pentagone, la latence économique perdure à cause d’une économie dopée aux injections massives de monnaie de singe, et un blocage politique durable marque la fin de l’accord sur l’idée même de consensus, et qui se révèle au travers de mouvements de masse (Tea Party contre Occupy Wall Street) : on peut y voir, si l’on est optimiste, l’expression d’un changement de génération, et le difficile passage de relais entre papy-boomers et millenials . En fait, l’affaire n’est pas qu’intérieure, une sorte d’ultime avatar d’une Amérique triomphante qui inventerait, comme toujours, un nouveau modèle. Ce rêve de l’Amérique à l’avant-garde du progrès est terni. Cela s’appelle un déclin .

Les Etats-Unis ne sont donc plus la puissance indispensable. Toutefois, reconnaissons-leur la volonté de réagir. Quand les Européens se retirent du monde et s’en abstiennent, boudeurs, les Américains persistent à avoir une stratégie « globale » : au sens anglo-saxon, c’est-à-dire mondial. Mais alors qu’autrefois ils avaient l’ambition de tout tenir, ils sont désormais obligés de définir des priorités, car même eux ne sont plus capables de tout. Ceci justifie la politique du basculement, le vrai mot par lequel il faut traduire le « pivot » qu’ils mettent en œuvre. Le basculement stratégique est d’abord géopolitique, et conduit à privilégier l’aire pacifique à l’aire euro-atlantique.

La réorientation stratégique américaine

Cette réorientation est géopolitique, au sens le plus géographique du terme : pour mettre en place un néo-endiguement chinois, il convient de regagner une liberté d’action. Pour cela, on réduit au minimum l’engagement au Moyen-Orient (abandonnant au passage l’idée construite de « grand Moyen-Orient » qui avait fait florès du temps de l’administration Bush), on réduit la voilure en Asie centrale, et on diminue drastiquement les positions en Europe. L’annonce de la nouvelle stratégie américaine , en janvier, est allée de pair avec la diminution des forces stationnées en Europe (passées de quatre à deux brigades, le minimum admissible ) : autrement dit, ce que Bob Gates avait annoncé, Leon Panetta le met en œuvre.

Toutefois, cette nouvelle posture n’est pas seulement géographique. Elle passe aussi par le développement de nouveaux segments stratégiques : il s’agit de la Défense anti-missile balistique (DAMB), du spatial, du cyberespace : autant de « théâtres » d’opération où les Américains comptent pousser leur avantage technologique, mais aussi reproduire le mécanisme de l’initiative de défense stratégique qu’avait lancée en son temps Ronald Reagan : au fond, relancer une course aux armements pour épuiser les rivaux stratégiques, la Chine en premier lieu, mais pourquoi pas aussi les Européens… La dernière cartouche de cette stratégie globale passe par le smart power, cette alliance renouvelée du hard et du soft, qui passe par l’utilisation active des réseaux sociaux pour appuyer, directement ou indirectement, les objectifs américains.

Dans ce paysage, quid de l’alliance ? Elle devient résiduelle, il faut bien le constater. Militairement, ni la FIAS ni l’opération protecteur unifié n’ont été très probantes. En matière de DAMB, celle-ci a été élevée au rang d’objectif premier de l’alliance, lors du sommet de Lisbonne en novembre 2010. Et si une capacité intérimaire a été déclarée à Chicago en mai 2012, le projet reste principalement américain, les Européens apportant finalement peu de choses. En matière de cyberdéfense, l’Otan reste encore en retard, comme l’a bien remarqué le sénateur Bockel dans un rapport récent . L’Alliance est quasiment absente de l’espace, elle n’est pas très utile dans les projets de smart power (avec par exemple un silence remarqué lors des révoltes arabes) : autrement dit, elle confirme le diagnostic initial des Américains.

Conclusion

Au fond, l’Europe était soudée par une menace évidente pendant quarante ans. Au cours des années qui suivirent, la nécessité de gérer la nouvelle situation a permis à l’Otan de demeurer utile. Les alliés crurent, au cours des années 2000, qu’ils pourraient poursuivre cette politique, grâce notamment à une utilisation accrue des moyens de l’Alliance : l’Otan est alors devenue une organisation d’emploi et non plus de dissuasion, multipliant les opérations en Europe, à ses confins ou au-delà. Toutefois, cette multiplication n’est pas forcément gage d’efficacité, puisque l’Alliance a laissé place à une indiscipline politique grandissante. Comme la menace est moindre, chacun pense pouvoir faire moins d’effort et privilégier ses objectifs nationaux. Cela à introduit un comportement généralisé de resquille (les économistes parlent de passager clandestin).

Toutefois, même aussi imparfaite, l’Alliance conserve une utilité résiduelle. En effet, elle ne coûte qu’environ 500 millions d’euros aux Américains, à comparer à un budget de défense mille fois plus important : autant dire, rien. Négliger l’Alliance, vouloir même s’en débarrasser reviendrait pour eux à prendre le risque que l’Europe redevienne un problème. Même s’ils n’en ont pas conscience, les Etats-Unis ont toujours besoin de l’Alliance. Malgré les Européens.

O. Kempf