La carte scolaire ou comment occulter l'inégalité sociale; Par Nestor Romero (Ancien enseignant) Posons le postulat suivant: il est dans toute société une multitude de tâches que nul ne choisirait d'accomplir s'il avait le choix. Ces tâches, pourtant, que Rousseau nommait ignominieuses ("De l'inégalité parmi les hommes") et qu'Edgar Morin désigne comme "choses prosaïques que l'on est obligé de faire sans joie et sans intérêt pour survivre" (Le Monde 2 du 5 mai 07), une multitude de femmes et d'hommes passent leur vie à les assumer. De sorte que la "question sociale" posée en démocratie peut s'énoncer ainsi: comment désigner en toute justice les êtres qui auront à assumer ces tâches inéluctables leur vie durant? Telle est, me semble-t-il, exprimée aussi simplement que possible, l'essence même de la fameuse "tension" qui travaille toute société démocratique. Il s'ensuit que le rôle effectif de l'institution scolaire est moins de désigner une "élite", ce qui ne présente guère de difficultés grâce à l'héritage et à la compétition, que de désigner, sans porter atteinte au principe de justice, celles et ceux qui auront à assumer ces tâches. Pour résoudre cette difficulté, l'école républicaine s'est saisie d'un concept, "le mérite", qui, excluant toute détermination, tout "héritage", permet de sortir miraculeusement de l'impasse, de l'aporie, comme disent les philosophes. Il est des êtres méritants sans que l'on sache d'où leur vient cette capacité à l'être et d'autres qui ne le sont pas sans que l'on sache davantage d'où leur vient cette incapacité. C'est toute la perversité du "mérite" que de considérer l'éternelle question du libre arbitre et du déterminisme comme tranchée une fois pour toute. Ce à quoi il convient de réfléchir attentivement car ce qui se trouve mis ainsi en question est l'objectif proclamé de toutes les tentatives de réforme: la réussite pour tous. Ainsi par exemple quand un syndicaliste aussi posé que Gérard Aschiéri affirme en conclusion de son article (Le Monde du 2 juin 07) "l'obligation impérieuse pour notre service public d'assurer effectivement la réussite de tous", il n'est sans doute pas loin d'affirmer une impossibilité car les tâches ignominieuses et inéluctables sont là qui devront être assumées. Et, sauf à penser qu'il est des êtres si peu dotés en capacités de toutes sortes qu'ils ne "méritent" rien d'autre que de perdre leur vie à ces "choses prosaïques", le principe de justice s'en trouve fort contesté. C'est, me semble-t-il, à la "lumière" de cette "impasse" que doit être abordée la question de la carte scolaire qui en 1963 n'était rien d'autre qu'une mesure de "régulation des flux" (Rapport de J. Hébrard: la mixité sociale à l'école et au collège, mars 2002). Le problème de la mixité sociale se pose quelques années plus tard de façon prégnante par la relégation des populations pauvres à la périphérie des villes (Agnès Van Zanten: "L'école de la périphérie", PUF, 2001 - N.Romero: "L'école des riches, l'école des pauvres", Syros,2001) et ce n'est donc en aucune façon la suppression ou l'aménagement de la carte qui résoudra la question posée par la structure même de l'habitat. On peut, à cet égard, compter sur l'ancien maire de Neuilly pour favoriser la mixité sociale. La liberté du choix de l'école donnée aux parents (en réalité à certains parents,les mieux formés et informés) par la suppression de la carte revient à donner aux établissements la liberté de choisir les parents et ainsi à exacerber la concurrence et la compétition au cœur de l'idéologie du mérite, ce qui aboutit inéluctablement à la relégation d'une vaste population, toujours la même, dans les établissements peu "méritants" et à l'institutionnalisation de cette relégation. Mais il y a plus, car supposons le problème résolu: nous voici donc dans un collège (niveau sensible et fragile de l'édifice éducatif) dans lequel règne la mixité la meilleure qui se puisse imaginer. Tous les enseignants savent d'expérience que se pose alors le casse-tête de la structure des classes et l'angoissante question: comment faire cours dans des classes nécessairement hétérogènes puisque mixité sociale oblige? Combien de conseils de classe débutent-ils par cette constatation navrée: classe hétérogène! Ce qui signifie: classe dans laquelle on ne peut rien faire. Alors, justement, que fait-on? On constitue, y compris en ZEP... des "bonnes" et des "mauvaises" classes! On détruit la mixité et on renforce la ségrégation au niveau le plus élémentaire, celui de la classe même. Mais peut-on faire autrement? Évidemment! Tous les enseignants quelque peu versés en pédagogie savent qu'il faut en finir avec l'archaïque organisation en quatre quarts (une heure, une classe, un professeur, une matière) pour s'adonner, enfin, aux joies du travail collectif comme cela se fait dans bien des pays et ici même dans de multiples expérimentations depuis des années (en ce moment des enseignants de Montreuil). Si l'on veut avoir une idée précise d'une autre organisation pédagogique possible, on peut toujours revenir au rapport Legrand sur la rénovation du collège qui, malgré ses vingt-cinq ans, n'a pas pris une ride et qui fut accueilli par un tollé à l'époque où il était pourtant question de "changer la vie". C'est que nous nous heurtons là à la peur, non pas des enseignants mais d'un grand nombre d'entre eux qui redoutent tout changement de pratique pédagogique qui altèrerait leur mode de vie: ne plus être "seul dans sa classe", travailler collectivement, c'est-à-dire prendre le risque de mettre en évidence ses propres lacunes, travailler avec des groupes de niveau qui se constituent et se dissolvent selon les besoins, accepter, donc, de bouleverser les emplois du temps quand c'est nécessaire, voilà qui effraye bien des enseignants qui savent pourtant que c'est là ce qu'il faudrait faire. On va donc continuer à débattre de la carte scolaire et occulter ainsi la seule question qui vaille, celle de la lutte contre l'inégalité sociale qui était et qui demeure pour l'instant encore l'objectif affirmé de l'éducation dite prioritaire. Mais n'entend-on pas dire que les enseignants aussi doivent améliorer leur "productivité" en "travaillant plus pour gagner plus", c'est-à-dire produire plus et mieux de "ressources humaines" adaptées aux "besoins de l'économie"? N'est-ce pas là le discours de l'entreprise, celui qui transforme les enseignants en techniciens productifs et les enfants en "ressources"?