La société actuelle, semblant combattre la morosité ambiante, et se trouver un sens, ayant perdu nombre de ses valeurs, me parait croire en la bénédiction de l’hédonisme, pensée philosophique importante, nous venant des anciens, et qui place le plaisir au centre de son principe moral. Cette morale du plaisir fondée sur la sélection des désirs a pour but de nous délivrer de la souffrance et de nous offrir le bonheur. Mais je vais montrer ici que c’est parfaitement insuffisant.
- Le principe de plaisir
Nous vivons une époque paradoxale : on peut dire que d’une certaine manière la société nous demande de faire l’impasse sur le principe de plaisir, valorisant le principe de réalité, et d’un autre côté elle ne cesse d’exalter nos désirs et de nous ramener au principe de plaisir. Je prends un exemple : la société valorise les objets, les divertissements, la consommation de masse, mais elle nous commande aussi, sous forme de conseils avisés, d’avoir des enfants, un bon travail, et surtout de gagner beaucoup d’argent. Ce paradoxe est à l’origine de nombreuses névroses et, ne parvenant à choisir, nous jonglons au grès des moments, entre principe de plaisir et principe de réalité. Michel Onfray dit que le souci des plaisirs doit l’emporter sur l’embrigadement social.
Pourquoi ? Parce que chacun doit savoir que le sujet est une sculpture de soi. Il n’y a rien de donné. Tout est construit, au sens où nous nous réaliserons au fur et à mesure des jours. Il faut donc se construire en permanence. Le principe de réalité pourrait d’ailleurs être assimilé à cela. Je me construits en ayant toujours en tête le souci du plaisir. Cette vision de l’existence est profondément hédoniste bien sûr.
A partir de 306 av J.C., Epicure se retire dans son fameux « Jardin », et y enseigne une philosophie morale du plaisir. Il est très certainement le philosophe hédoniste le plus célèbre aujourd’hui, et aussi, le plus controversé. Une controverse due à de mauvaises compréhensions de la pensée d’Epicure, cela va de soi. Ecoutons-le d’abord : « Quand donc nous disons que le plaisir est la fin, nous ne parlons pas des plaisirs des débauchés ni de ceux qui consistent dans les jouissances – comme le croient certains qui, ignorant de quoi nous parlons, sont en désaccord avec nos propos ou les prennent dans un sens qu’ils n’ont pas –, mais du fait, pour le corps, de ne pas souffrir et, pour l’âme de ne pas être troublée[1]. »
Ce que l’on peut d’emblée noter, c’est la contradiction même de la philosophie d’Epicure avec la pensée dominante d’aujourd’hui : le sage grec a toujours combattu les excès. Ni philosophie de la débauche dit-il, ni philosophie des jouissances, sa morale ne nous encourage donc pas, comme Rimbaud par exemple, à nous livrer à un parfait dérèglement des sens, ni, comme le voudrait la société de consommation, à jouir de la surabondance. Cette lecture est d’autant plus coupable qu’elle nous enjoint à croire que le manque est favorable au plaisir, et au bonheur, car il favorise le désir. De plus, elle laisse croire que le désir frustré est le seul désir qui vaille car il serait le moteur du sens même de nos vies. C’est parfaitement faux ! Pour Epicure, on vient de le voir, le plaisir est absence de douleurs et absence de troubles. Et il se loge également dans les limites du simple besoin. Notre sage grec ne condamne pas fermement l’abus, mais il nous met en garde : l’abus est hors nature, et, si l’on veut bien vivre, nous ne saurions être en contradiction avec notre nature. Notons donc que le « bien vivre » selon Epicure respecte à la lettre les lois mêmes de la nature, sans condamner une seule seconde le plaisir, puisqu’il se situe dans ce dernier et son accomplissement. Cela s’appelle en grec la phronésis (prudence), et voilà pourquoi Epicure nous dit que c’est le plus grand des biens.
En épousant une pensée très proche de son époque, basée sur l’harmonie du Cosmos, la modération est selon lui, l’heureuse tempérance. Qu’est-ce que ça veut dire ? Eh bien que le bonheur n’est pas possible sans une discipline et des exercices quotidiens. Qui d’entre nous n’a jamais cédé à la tentation ? Qui pourrait se dire suffisamment sage pour savoir continuellement résister à tous ses désirs, et à l’excès parfois ? Ce rigorisme épicurien ne cherche donc pas à blâmer une telle attitude mais à en souligner l’erreur. Ça n’est pas une philosophie morale culpabilisante. C’est plutôt une philosophie éthique qui questionne notre propre sens de la responsabilité en se refusant à fixer la moindre limite, ou à trouver un seuil. Et c’est ainsi à chacun de vérifier par lui-même quelle quantité il ne doit pas franchir au risque de trouver le désordre ou la douleur.
On imagine ce qu’une telle définition du plaisir et du bonheur pourrait avoir comme conséquences désastreuses sur notre société de la surconsommation. Là où la publicité et le commerce nous proposent de viser ce qui manque et ce qui serait presque impossible à obtenir, le sage épicurien nous convie, à l’inverse, à supprimer l’illimité et l’inatteignable, pour se tenir à des limites acceptables et réalisables. Cet équilibre fondé sur le principe classique de la qualité du plaisir plus que sur la quantité des plaisirs vient également questionner notre éthique, jusqu’ici, basée trop souvent sur une recherche éperdue de ce que nous ne pouvons atteindre, préférant privilégier ce que nous n’avons pas encore, ou mieux, ce que nous ne pouvons obtenir qu’au prix de vains efforts, plus que ce que nous avons déjà. Cette philosophie de la promesse a remplacé la philosophie de ce qui est, et nous condamne à une errance éternelle, puisque notre vie désormais, se résume à une course effrénée à la satisfaction de tous nos désirs – même les plus fous !
Cette conception du plaisir épicurien s’oppose donc aussi à la conception socratique qui, dans le Gorgias, compare la recherche du plaisir à un tonneau percé que nous voudrions éternellement remplir en vain. Toute la nuance se trouve alors dans une conception du plaisir qui ne repose plus sur le manque mais sur l’avoir, au sens de l’absence de manque.
Je voudrai préciser à ce propos que le principe de plaisir épicurien va aussi de pair avec une sélection rigoureuse des désirs qu’il classifie entre désirs naturels et désirs vains. Sans rentrer dans les détails, considérons que, la richesse, ou la gloire, font partie des désirs vains car ils ne dépendent pas de nous, alors qu’une discussion avec un ami au bord de la rivière fait partie des désirs naturels. Cet usage des plaisirs requiert donc que nous examinions d’abord chaque désir avant d’y céder, afin d’en choisir le meilleur. Cette sagesse pratique demande également de notre part la plus grande vigilance, afin que nous mettions notre pensée au service de notre bonheur.
2. La réjouissance
Une vie sans douleurs demeure pour moi une illusion. Les épicuriens posent le plaisir comme toute fin, étant un double mouvement : puisqu’il se trouve à la fois dans la recherche et dans l’objet découvert par cette recherche. Je crois pouvoir dire ici que le plaisir pour Epicure est cette conscience que nous avons de l’absence de toute douleur ou de tout trouble.
Cette vertu éthique qui repose sur un usage sain du plaisir ne me pose pas problème. De plus, s’en tenir au plaisir chez Epicure, en pensant que le plaisir satisfait est suffisant pour nous rendre heureux, c’est manquer une part importante de son enseignement, et surtout de la question du bonheur lui-même. Car, nous serions bien avisés de noter que la finalité du plaisir chez Epicure est la réjouissance de ce qui est. C’est cela qui s’oppose à cette cruelle philosophie du désir de ce qui manque, et qui ressemble à une quête sans fin, non de ce que l’on obtient, mais de ce que l’on n’a pas encore.
Avec Epicure, le plaisir est assimilé au bonheur, et le premier entraîne nécessairement le second. Pour le dire trivialement, je vais considérer que, d’un coup de baguette magique, on fait d’une pierre deux coups. C’est le tour de force d’Epicure, si j’ose dire.
Autre point fort, chez Epicure, c’est le caractère présent du plaisir. Tout se passe ici et maintenant. « Celui qui dit que le moment de philosopher n’est pas encore venu, ou que ce moment est passé, est semblable à celui qui dit, s’agissant du bonheur, que le moment n’est pas encore venu ou qu’il est passé[2] ». Pourquoi différer notre plaisir, et donc notre bonheur, en nous en tenant aux promesses du christianisme, ou en se lamentant que nous sommes encore trop jeune ou bien déjà trop vieux ?[3] Ah ! si j’avais pu ! Ah ! si je pouvais !
Il y a là une invitation à un double exercice chez Epicure : un exercice intellectuel et un exercice pratique, puisque le bonheur ne doit pas être fantasmé, mais vécu, au sens premier du terme. Nous devons nous appliquer à en faire l’objet de nos soins.
Tout est vécu dans l’instant présent, et si la souffrance s’empare soudain de nous, parce que nous serions malades par exemple, il nous reste les bons souvenirs pour venir soulager la douleur. Par exemple, Epicure qui n’est pas au mieux de sa forme écrit à son ami Idoménée : « les souffrances consécutives à la rétention d’urine et à la dysenterie se sont poursuivies sans rien perdre de leur violence. Mais face à cela, s’élève la joie de l’âme, fondée sur le souvenir de nos conversations passées[4]. »
Tout concourt chez Epicure à se détourner de la douleur, pour la supprimer, et ainsi laisser place au plaisir. On voit aussi, combien le plaisir est nuancé chez le sage grec, à l’inverse des plaisirs modernes, surtout matérielles.
Mais ce que l’on manque souvent lorsqu’on lit Epicure, c’est le mot joie, récurrent dans ses textes. Le plaisir offre immédiatement le bonheur. Et le bonheur est le résultat d’une pratique quotidienne. Ce qu’Epicure ne formule pas, c’est la notion d’illusion. Toutes nos pensées sont illusoires. Ce que je veux dire par là, c’est qu’elles sont sans substance. L’ataraxie, qui correspond à la tranquillité de l’âme, est le résultat de cette double pratique que je viens d’évoquer. Contrairement aux stoïciens, les épicuriens ne se contentent pas pour jouir. Ils jouissent, voire se réjouissent, de ces moments de parfait bonheur, sans douleurs ni troubles. Cependant, leurs moments de réjouissance sont fondés sur l’aspect privatif de certains plaisirs ou désirs, à la différence de leurs détracteurs qui voient l’absence de troubles de manière positive. Mais je laisse cette polémique de côté, pour faire une remarque : ni les uns ni les autres n’ont vu que la volonté ne pouvait rien face à la vie, et surtout aux pensées qui tournent en rond.
Se contenter de ce qui est, pour se réjouir, est l’une des clés de cette philosophie épicurienne. Mais non pas se contenter au sens de la passivité face aux choses. Plutôt, je dirai, satisfaire ses plaisirs avec modération. Cette thèse est intéressante, car elle transforme la douleur en plaisir, cherchant sans cesse à se détourner de toute souffrance possible pour ne pas être en manque de plaisir. Mais que fait Epicure des idées, des pensées, des illusions ? Il nous propose de sélectionner. Il nous dit : faites votre marché. C’est une question de volonté.
Je pose néanmoins cette question : pourrions-nous admettre que la liberté est une illusion, et que la volonté est une projection pure de notre esprit ? Que deviendraient alors la sélection épicurienne, et la réjouissance ? Une pure affaire mentale ?
Le risque qu’il prend, c’est de transformer la douleur en souffrance, si l’on manque l’objet même de cette douleur, en tentant simplement de s’en détourner. Plaçant tout dans la sensation, et non dans la pensée, Epicure ne me parait pas résoudre quoi que ce soit. Et lorsque la douleur devient trop forte, la volonté continue pour autant, selon l’obsession épicurienne, de persister à nier la réalité.
Il s’enferme dans une fausse éthique de la réjouissance, réduisant la joie à des moments éparses de bonheur, lorsque le malheur a été dissipé grâce aux pouvoirs de l’intellect, et aux pratiques quotidiennes du bien-être. Mais que fait-il de cette illusion qui est de croire que tout nous appartiendrait : nos biens, nos douleurs, notre mal-être, et même nos illusions ?
Je reproche donc à Epicure d’avoir manqué que la véritable réjouissance n’est possible que si l’on fait un travail non sur les choses, à partir de nous-mêmes, comme s’il existait une dualité entre le monde et nous, mais sur notre ego. « Abandonner l’ego n’est pas le perdre, mais le relativiser, ne pas dépendre d’un attachement excessif à notre moi que l’on voudrait voir exister éternellement au centre du monde », écrit Roland Yuno Rech[5]. Je n’irai pas plus loin dans l’explicitation du zen, car ce que je pourrai en dire serait nettement insuffisant, et par ailleurs, ça n’est pas tout à fait mon propos. Mais le peu de pratique qui fut la mienne, me conduit à dire, que la dualité persiste dans la pensée grecque, et surtout, chez Epicure, qui tente comme il peut de se protéger des tentations, ou du monde extérieur[6]. La recherche d’absolu, de tranquillité parfaite, d’absence de douleurs n’est possible, selon moi, que si l’on accepte que tout cela ne tient qu’à des pensées sans objet, vides et dualistes. Epicure manque de conseiller au jeune Ménécée, la révolution intérieure, c’est-à-dire une pratique au quotidien qui amènerait la conscience à voir qu’elle s’identifie aux choses, aux êtres, à ce qu’elle croit lui appartenir comme le prestige, sa réussite, ou sa fortune.
La seule réjouissance possible est celle qui correspond à ne pas s’identifier à quoi que ce soit, ni à chercher à obtenir quoi que ce soit, mais à comprendre qu’en étant en adéquation avec l’univers (le cosmos en grec), l’abondance et la prospérité sont possibles, –qui plus est sans efforts !
La joie étant alors ce qui émerge naturellement de cette compréhension, et je pense qu’elle dessinera une vraie voie pour soi et l’humanité entière.
(Paru dans le n°3 de Special Philo, juil-août-sept 2013)
[1] Epicure, Lettre à Ménécée. C’est moi qui souligne.
[2] Idem.
[3] « Qu’on ne remette pas la philosophie à plus tard parce qu’on est trop jeune, et qu’on ne se pas de philosopher parce qu’on est trop vieux », Idem.
[4] Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, Livre X. C’est moi qui souligne.
[5] Zen, l’éveil au quotidien, Arles, « Le souffle de l’esprit », Actes Sud, 1999.
[6] Son jardin, fonctionnant en vase clos, est l’une des expressions de cette tentative de se protéger du monde environnant.