La deuxième vague de soulèvement, le 30 juin dernier, d’une partie des égyptiens contre le gouvernement des frères musulmans qui s’est achevée par un coup d’État militaire pas comme les autres, a abouti à la déposition de Mohamed Morsi. Aujourd’hui, le pays court le risque d’une guerre civile à l’algérienne après que les partisans du Président déchu continuent de manifester pour son retour. Le déroulement des événements en Égypte nous enseigne que la transition démocratique, suite à la révolte du 25 janvier 2011, se trouve bloquée. Bien évidemment, la non maturité des acteurs politiques, toutes obédiences confondues, la dislocation des institutions et des mécanismes démocratiques y sont pour quelque chose. Néanmoins l’aspect économique est déterminant.
Si l’armée égyptienne a pu réussir son coup c’est grâce au soutien d’une grande partie du peuple égyptien lésée par la dégradation de ses conditions de vie : hausse du chômage, de la pauvreté, renchérissement du coût de la vie, coupures d’électricité, pénuries des denrées de base, etc. Autrement dit, la non amélioration de la situation économique a provoqué un mécontentement populaire qui a servi d’alibi pour l’intervention militaire. Elle a même poussé tout un pan de la société égyptienne à faire fi du principe de respect du mandat démocratique pour donner à nouveau la main aux militaires, alors qu’ils se soulevaient il n’y a pas longtemps contre cette même institution militaire. Cela a une seule signification : la démocratie ne pourra prendre racine et se consolider, et encore moins se développer, sans un terreau économique favorable. Certes, l’histoire nous enseigne que l’on peut connaître la prospérité économique sans démocratie, comme cela a été le cas pour la Chine, le Chili et bien d’autres, mais il n’en demeure pas moins que l’on ne peut obtenir une véritable démocratie durable sans un socle de prospérité économique.
En effet, une démocratie suppose en premier lieu la liberté de choix du peuple. Or, quelqu’un qui ne mange pas à sa faim n’est pas libre, car est plus facilement manipulable qu’une personne rassasiée. Le premier est dépendant de celui qui le nourrit, donc pas libre de ses choix, alors que le second est plus libre car plus autonome. Comment alors espérer voir une véritable démocratie si l’on peut acheter des voix lors des élections, et souvent à des sommes dérisoires ? La rareté et la difficulté d’accès à la satisfaction des besoins de base exacerbent les tensions entre les individus et les groupes. En l’absence d’institutions susceptibles de résoudre les conflits sur les ressources et de canaliser les fruits de la croissance vers les populations, la démocratie, réduite aux urnes, devient juste un moyen pour privatiser l’État, son pouvoir et ses ressources au profit de sa famille, de ses proches, de son clan, de sa tribu ou encore de son parti. On se retrouve dans une logique d’exclusion économique et sociale, bien évidemment antinomique avec la transition démocratique. Dans ce contexte, le jeu démocratique ne devient qu’une façade, donnant lieu à un fantastique clientélisme, préparant le terrain pour la lutte inter-clanique et l’instabilité, qui ne favorisent pas le développement.
Ensuite, la démocratie repose sur la responsabilité et la reddition des comptes. Or, avec des populations-clientes des hommes de l’État, celles-ci se trouvent dans l’incapacité de demander des comptes à ces derniers sur leur gestion des ressources. Elles se contenteront des miettes que les hommes politiques vont bien vouloir leur concéder et se tairont. Comment peut-on espérer voir émerger une véritable démocratie sans une responsabilisation des dirigeants, sans reddition des comptes ? La misère constitue une menace directe à la démocratie. Les inégalités, comme la pauvreté, sont les causes de la courte durée de bien des dictatures. Le sociologue américain Martin Seymour Lipset expliquait d’ailleurs que l’atteinte d’un certain seuil de bien-être économique (revenu per capita) est la condition sine qua non pour réussir une transition démocratique, ainsi que pour l’étape de la consolidation.
Enfin, la démocratie exige en plus l’existence et le bon fonctionnement de contre-pouvoirs. Or avec des populations dépendantes économiquement et démunies socialement, il serait un leurre qu’elles puissent peser contre les oligarques et les rentiers contrôlant aussi bien les leviers politiques qu’économiques. Les nantis peuvent déroger à la loi, tandis que les plus pauvres seront occupés à lutter au quotidien pour des démarches administratives basiques. Autrement dit, l’état de droit, socle de toute société démocratique, est bafoué. C’est en grande partie par la société civile que les citoyens protègent leurs droits en tant qu'individus, forcent les décideurs politiques à répondre à leurs intérêts, et limitent les abus de l'autorité de l'Etat.
D’où la nécessité de l’émergence d’un secteur privé productif, autonome par rapport à l’État. Cela est impératif pour l’émergence d’un véritable contre-pouvoir qui sera le socle sur lequel construire une culture démocratique. En Europe occidentale d'énormes entreprises établies contribuaient à la société civile directement comme une « force politique contre le pouvoir politique arbitraire » ou en soutenant des causes sociales. Par exemple, lors de l'industrialisation, les grandes entreprises européennes ont financé des campagnes politiques, y compris l'éducation de masse et les mouvements anti-esclavagistes.
Pour rendre cette prospérité possible, la promotion de la liberté économique est incontournable, elle qui est une composante du bouquet de libertés (expression, association, culte..) qu’une démocratie doit contenir et garantir. En effet, permettre davantage de liberté économique, c’est faire régner le principe d’égalité des chances économiques et permettre ainsi la démocratisation du processus économique, qu’il s’agisse de la consommation, de la production ou de l’échange. Avec l’inclusion du plus grand nombre, il est possible d’espérer l’émergence de nouveaux entrepreneurs, de nouvelles classes sociales qui vont pouvoir contester le monopole des anciens rentiers. Cela est susceptible d’exercer une pression sur les dirigeants afin de mettre en œuvre les réformes revendiquées par le peuple, notamment celles favorables à plus de partage de pouvoir et de richesses, permettant ainsi une économie plus inclusive et donc plus pacifiée et in fine plus démocratique. La liberté économique est définitivement le lubrifiant de la démocratie.
Hicham El Moussaoui est analyste sur LibreAfrique.org, maître de conférences à l’université de Béni Mellal au Maroc. Le 2 août 2013.