Voilà plus d’un an que je cours après « Room
237 », le documentaire consacré aux interprétations de
« Shining » de Stanley Kubrick par une poignée d’amoureux du
classique. Le film de Rodney Ascher était présenté à Cannes à la Quinzaine
des Réalisateurs en mai 2012. J’ai failli le voir à la reprise du Forum des images quelques jours après la présentation
cannoise… avant de le rater… puis j’ai de nouveau eu l’occasion de le voir en
septembre suivant à l’Étrange Festival…
pour le rater une fois de plus. Les mois ont passé, et enfin un jour de juin
2013, le distributeur Wild Bunch a sorti le film dans les salles
françaises.
Enfin… « les salles », c’est beaucoup dire,
tant « Room 237 » a bénéficié d’une sortie riquiqui. Une seule salle
sur Paris, le MK2 Bastille, pendant deux semaines, avant que le film ne soit
basculé au MK2 Hautefeuille. Je pensais le voir vite à cause de cette
exploitation restreinte… et puis je l’ai oublié. C’est le problème à Paris,
avec cette offre pléthorique de sorties en salles, de rétrospectives, de
ressorties en versions restaurées et de festivals, il faut un minimum de
discipline cinéphile si l’on veut voir tout ce qu’il y a d’alléchant à voir, et
il arrive que je me laisse dépasser. Fin juin – début juillet, Paris Cinéma
battait son plein (j’y ai vu un « Prince Avalanche » enthousiasmant
de David Gordon Green), la Fête du Cinéma poussait les distributeurs à sortir
de nombreux films, et en tant que programmateur du Festival du Film Coréen de
Paris, j’avais beaucoup de films coréens à regarder pour finir de boucler la
sélection. Donc mon attention n’était pas optimale, et « Room 237 »
m’est sorti de l’esprit.
Jusqu’à ce que le documentaire me rattrape sans prévenir,
au détour d’une consultation de Pariscope alors que je cherchais un film à
caser du côté du Quartier Latin avant d’aller voir « Les Sept
Samouraïs » à la Filmothèque un peu plus tard dans la soirée. C’est là que
je suis tombé sur le programme du MK2 Hautefeuille et que j’y vis apparaître le
titre « Room 237 ». « Bon sang, Room 237, je l’avais zappé, je
l’ai toujours pas vu !! ». Nous étions mardi soir, et dès le
lendemain, le risque était grand que le film disparaisse de la salle, et
peut-être des écrans parisiens. J’étais
dans le métro, impossible d’aller consulter Internet pour vérifier si le film
serait toujours à l’affiche le lendemain, et la séance était dans moins de 30
minutes. Bien, ce serait donc « Room 237 » avant « Les Sept Samouraïs »,
sans l’ombre d’une hésitation, pas besoin de chercher un autre film.
Le film évoque donc « Shining » de Stanley
Kubrick et la fascination que le film exerce sur les cinéphiles. « Room
237 » s’attache à interroger une poignée de fans absolus du classique de
Kubrick pour qu’ils nous livrent leurs interprétations (souvent très
personnelles) de l’adaptation du livre de Stephen King. Ces passionnés n’apparaissent
jamais à l’écran, on ne fait qu’entendre leurs voix commentant les images du
film de Kubrick. Les interprétations défilent, parfois élucubrations, parfois d’une
acuité confondante (du moins le pense-t-on). Le film n’offre jamais rien d’officiel
quant à ce que Kubrick a voulu faire avec Shining, il s’agit d’offrir la parole
à quelques amateurs obsédés par l’œuvre et ayant un degré d’observation et d’interprétation
particulièrement poussés.
Mais il ne faut surtout pas réduire « Room 237 »
à une libre antenne pour passionnés de Shining. Le film va bien plus loin que
cela. Bien sûr c’est ce qui passe en premier à l’écran, c’est ce qui accroche
et enthousiasme en même temps, écouter ces passionnés parler de leur film
préféré. Se délecter de tout ce qu’ils y ont décelé, une parabole sur le génocide
des indiens, un clin au soi-disant rôle de Kubrick dans le tournage des images
des premiers pas de l’homme sur la Lune, le sous-texte renvoyant au Nazisme et
à la Shoah, ou les images subliminales à caractère sexuel… Les observations
sont nombreuses, les images passent en boucle avec des arrêts sur image, des
ralentis, des zooms pour coller au plus près des explications fiévreuses des
obsédés du film. Certains détails sont plus que troublants, d’autres
observations tout à fait abracabrantesques, mais quoi que l’on en pense, c’est
toujours fascinant. A force de plonger tout entier dans Shining, il finit même
par se dégager une atmosphère délicieusement angoissante du documentaire.
Mais Rodney Ascher va plus loin. Au-delà des témoignages
autour de Shining, c’est bien un portrait de Kubrick qui se dégage, une mise en
lumière du maniaque du détail qu’était Kubrick, de cet as de la mise en scène
qui pensait chaque plan dans les moindres détails. Quel que soit le degré de
vérité des interprétations, il est impossible de regarder « Room 237 »
et de penser que tout n’est qu’un hasard et que « Shining » n’est qu’un
film d’épouvante adapté d’un best-seller, à regarder au premier degré. Sous son
apparente simplicité narrative se trouve une telle densité de détails et d’informations
que le film étale une puissance incroyable. Il est d’autant plus fascinant à
décortiquer, analyser et interpréter qu’il est un film parfaitement regardable
et appréciable au premier degré.
« Room 237 » parle d’ailleurs essentiellement d’art,
et non seulement de Shining et de ses interprétations. Le film s’exprime sur le
pouvoir de fascination des œuvres d’art, cette capacité des artistes à glisser
dans leur travail d’apparence anodine quantité d’information et de détails qui
leur apporte une profondeur troublant le public. A travers ces obsédés de Shining,
Ascher parle de tous les amateurs d’art, peinture, poésie, littérature, musique…
et de notre envie, de notre besoin de nous y plonger corps et âme, de chercher
à maîtriser l’œuvre qui nous fascine, notre besoin de l’explorer dans ses moindres
recoins et de la faire nôtre. C’est un film sur la cinéphilie aussi, bien sûr,
sur la cinéphilie totale, maladive, celle qui pousse un spectateur à revoir un
film dix fois, cinquante fois, deux-cents fois. C’est un film, également, sur
la subjectivité face à une œuvre. Sur cette capacité qu’a un film d’être
différent selon la personne qui le regarde.
Le cinéma naît d’un scénariste, ou d’un cinéaste, ou d’un
producteur, mais quel que soit celui qui a la paternité d’un film, une fois qu’il
se trouve sous les yeux d’un spectateur, celui-ci le fait sien et le modèle
selon celui qu’il est. Il se persuadera que sa vision est la bonne, celle du
cinéaste. Mais au fond, il existe autant d’interprétations qu’il existe de
spectateurs.