Les eaux tumultueuses - Aharon Appelfeld ****

Publié le 10 juin 2013 par Philisine Cave

Tous les étés, le couple Zaltzer reçoit dans sa pension de Fracht des touristes à dominante juive, parfois fortunés, assurément addicts aux jeux de hasard et à l'alcool, dépouillés en fin de séjour mais suffisamment heureux pour revenir. Pourtant ce mois de juin-ci, la clientèle se fait attendre. Seule, Rita Braun, trentenaire divorcée, affublée de son fiston inquisiteur de dix-sept ans (Yohann, parfait surveillant des consommations dispendieuses maternelles, synonymes de dilapidation d'héritage) guette les arrivées de train. La survenue du trio formé par l'élégante Zouissi, son éternel prétendant Van et le bel intellectuel au talent gâché Benno Starck calme passablement l'inquiétude mais ne cache en rien la question : que font où sont les autres ?

Voici un texte inspiré et construit sous forme métaphorique : l'omniprésence de la mort annoncée par les absences physiques ( ce qui ne se voit pas n'est plus), une catastrophe naturelle (le débordement du fleuve contigu), une noyade ou la déliquescence de cette pension familiale où respirait une once de gaieté avant (alcool frelaté, plus de confiance, un crédit désaccordé et un serveur virulent, Vassil, sorte de père-la-morale religieux). Avant quoi, justement ? L'auteur Aharon Appelfeld a cette intelligence de propos de ne jamais dater son récit, de laisser la conscience collective faire son boulot de mémoire. Ces trains si remplis de paysans et si vides de résidents en rappellent d'autres plus fournis malheureusement à destinations morbides ou ceux de l'espoir d'une terre promise (la fuite vers la Palestine). Autre élément physique déterminant : les eaux du fleuve perturbent la quiétude du séjour et menacent la survie du groupe.

Dans ce recueillement, chacun laisse planer ses pensées, son histoire familiale et ses nombreux chemins de traverse. Tout est matière à discussion et en particulier l'appartenance à la communauté juive. Entre les pourfendeurs d'une vision idyllique de la foi (la gouvernante Maria, Ruthène de nationalité ou bien Vassil, exaspéré par ces résidents alcooliques et foncièrement xénophobe) et les vacanciers décidés d'en profiter et de s'oublier, les échanges et les joutes verbales s'accumulent. Tous présentent un mal-être, une discontinuité : Yohann qui aimerait bien que sa mère devienne plus adulte que lui-même, Rita en rêve d'un avenir meilleur et sous d'autres auspices, Benno en recherche de reconnaissance maternelle (malgré son grand âge), Zaltzer attaché à son domaine et pressentant déjà l'inimaginable, etc. Dans ce monde-là, les servants et les enfants présentent plus de réflexion que les pensionnaires, inversant l'échelle des catégories sociologiques. Les eaux tumultueuses, un univers en déshérence, les prémisses du déluge de l'apocalypse.

Traduction de Valérie Zénatti

Je remercie Libfly et les éditions de l'Olivier pour l'envoi de ce livre.

Ce roman fait l'objet d'un très bel article rédigé par Dominique Conil sur Médiapart, recensé sur Libfly : ici

et un de plus pour les challenges d' Enna (boisson), d' Une Comète et de Nadael (été)