
Ayn Rand (1905-1982)
La plus virulente critique du subjectivisme vient de la philosophe américaine, d’origine russe, Ayn Rand (1905-1982). Alors qu’en France l’existentialisme de Camus et de Sartre avait le vent dans les voiles, aux États-Unis, dans les années ’60, Ayn Rand martelait sa philosophie anti-subjectiviste, baptisée d’«Objectivisme». Comme son nom l’indique, l’objectivisme entend redonner à la réalité son objectivité. En 1957, Rand fait paraître un roman qui deviendra célèbre, Atlas Shrugged (La révole d’Atlas)[4], où le héros, John Galt, prononce un discours –fleuve s’étendant sur près de 70 pages. John Galt expose la philosophie de l’objectivisme de l’auteure. «Nous, les hommes de raison, nous sommes en grève contre vous et vos semblables au nom d’un seul axiome, qui est le fondement de notre code moral, de même que le fondement du vôtre est votre désir de ne pas en tenir compte. À savoir que l’existence existe.»[5]C’est-à-dire que le principe de bas de l’objectivisme est que la réalité existe que nous le voulions ou non. En somme, l’objectivisme est un réalisme. En philosophie, le réalisme est la doctrine voulant qu’un monde extérieur existe en dehors de nos consciences. Puisque la «réalité» est absurde, elle est déclarée nulle et non avenue par le subjectivisme, tout ce qui a une réalité c’est la vie intérieure de la conscience. En somme, le subjectivisme est une forme d’idéalisme ou d’anti-réalisme. L’admission du réalisme implique par ailleurs l’admission de la raison que le subjectivisme, dans sa version existentialiste, déclare obsolète parce qu’il n’y a que l’absurde. Or, si tout est absurde, autant dire que «tout est absurde» est absurde! La philosophie subjective de l’existentialisme est franchement irrationnelle de part en part. L’Objectivisme de Ayn Rand admet donc, à côté de la réalité première et indépassable de l’existence, la raison, délaissé par le penseur existentialiste, laquelle permet de connaître la réalité et de vivre sur cette planète. Penser rationnellement permet d’accéder à la réalité, c’est-à-dire de survivre et d’être heureux. Or, il se trouve que plusieurs abdiquent devant les exigences de la pensée, préférant s’en remettre à l’univers subjectif de la pensée irrationnelle, laissant les autres penser à leur place. La réalité aura cependant le dernier mot. John Galt dit encore à ce propos: Vous refusez de penser quand vous laissez votre esprit divaguer dans un brouillard intérieur pour ne pas endosser la responsabilité de juger, acte qui repose sur la notion implicite qu’une chose n’existe pas tant que vous refusez de l’identifier. A ne sera pas A tant que vous ne l’aurez pas admis. Ne pas penser est un acte nihiliste, une volonté de nier l’existence, une tentative de balayer la réalité. Mais l’existence existe. On ne peut pas balayer la réalité, c’est elle qui finit par balayer ceux qui la balaient.[6] Et la liberté, cette valeur si chère aux existentialistes, que devient-elle pour l’objectivisme? D’abord, il faut savoir que tout valeur découle d’une valeur suprême, indépassable, la vie, l’existence. «Seul le concept de ‘vie’, dit encore John Galt, rend possible le concept de ‘valeur’.» Donc, la liberté est seconde par rapport à la vie ou à l’existence qui, faut-il le rappeler, est la réalité première, la donnée de base fondamentale - «métaphysique». L’être humain a ensuite le choix fondamental : penser ou ne pas penser; conserver sa vie et s’épanouir ou n’être qu’un animal suicidaire vivant à ses risques et périls, voguant vers le malheur. John Galt ne cesse de répéter que vivre, c’est-à-dire penser, et que penser implique un choix éthique fondamental. Là réside la liberté ou plutôt le libre-arbitre. Celui ou celle qui ne pense pas, n’est donc pas libre. Penser, c’est comme savoir jouer de la musique sur un instrument. Tout le monde est évidemment libre de jouer ou de ne pas jouer de la musique. Jouer de la musique exige toutefois un effort. Il n’y rien d’automatique, bien que chacun en possède la capacité. Penser, ce n’est pas seulement entretenir des pensées ou être simplement conscient. Idem pour jouer de la musique : ce n’est pas simplement fredonner un air, une mélodie dans son esprit; c’est comprendre musicalement une pièce et être en mesure de l’exécuter. Penser implique un choix délibéré, intentionnel, d’examiner systématiquement les conséquences d’une action, d’une idée. En somme, penser c’est interroger, examiner, investiguer la réalité. Ce qui précède explique en bonne partie pourquoi l’étiquette «libertarienne» ne convient pas à la philosophie d’Ayn Rand. Elle même a choisi délibérément le terme «objectivisme» par opposition précisément au subjectivisme qui a cours en philosophie et qui est aujourd’hui dominant. La liberté, donc, bien qu’importante, découle de la réalité première qu’est la vie. Est libre, donc, celui ou celle qui pense afin de survivre et s’épanouir. Tout cela étant bien ficelé au plan théorique et philosophique, que proposerait donc un scénariste inspiré de l’objectivisme d’Ayn Rand au lieu du subjectivisme à la Camus? Évidemment, je ne suis pas scénariste, et je n’ai pas le talent extraordinaire que possédait à ce chapitre Ayn Rand. Rappelons, à cet égard, que le scénario du roman Atlas Shruggedest génial et d’une originalité inouïe. Afin de promouvoir sa philosophie de l’objectivisme, l’auteure imagine une situation des plus rocambolesques où, pour stopper les avancées d’une société américaine qui sombre de plus en plus dans la misère en raison des politiques socialistes du gouvernement, Rand conçoit une «grève» menée par les grands entrepreneurs du pays, avec John Galt à leur tête, lui-même inventeur d’un moteur révolutionnaire, en lutte contre la dictature socialiste de l’État américain. Ce qu’il faut toutefois retenir du roman randien, c’est qu’en plus d’être une œuvre d’art de premier ordre, le roman est un vibrant témoignage d’espoir dont le propos central est de convaincre le lecteur que la vie humaine sur cette terre vaut la peine d’être vécue. Ce monde dans lequel nous vivons n’est pas du tout en son fond absurde et malveillant. Le monde est bon, bienveillant; il suffit seulement d’user de la pensée rationnelle. Les existentialistes accusent l’univers d’être absurde et condamnent les penseurs du siècle des Lumières de leur culte de la raison et de son pouvoir illusoire sans espoir. Au contraire, Ayn Rand prend le contrepied des contempteurs contemporains de la raison et des capacités mentales de l’être humain en célébrant les bienfaits de la raison laquelle fut le moteur du siècle des Lumières et sur lequel notre monde moderne est érigée. L’univers camusien de 19-2 est celui d’un monde pessimiste où l’homme est livré aux «monstres» de l’absurdité et des malheurs les plus terribles. On se croirait assister à une tragédie grecque où, comme l’écrit Shakespeare dans Macbeth (Acte V, scène 5), «La vie [n’est] qu’une histoire dite par un fou, pleine de fracas et de furie, et qui ne signifie rien…» L’univers du «théâtre de l’absurde» est irrespirable où la seule gloire reste d’affronter et d’assumer ce monde franchement innommable. Quelle barbarie! On est loin de la civilisation et de sa promesse du bonheur. Les Grecs qui inventèrent la philosophie pour pallier aux histoires aberrantes relatant les grands fracas des aventures des dieux, paraissent loin bien derrière nous. «Bonheur», d’ailleurs, n’est-ce pas, est un mot aujourd’hui disparu. C’est pourquoi, dans la novlangue du roman 1984 d’Orwell, cet autre roman marquant du XXe siècle, le mot «bonheur», de même que «pensée», sont bannis. (Rappelons que la novlangue dans 1984 fut inventée pour répondre aux besoins politiques de l’Angsoc, le socialisme anglais, le régime politique d’Océania, c’est-à-dire, en gros, Londres.) Jetons donc aux orties 19-2, et attendons des scénaristes plus optimistes, plus joyeux, qui ne sombrent pas dans les délires de l’absurde.[1] David Hume, Traité de la nature humaine, livre II, troisième partie, section III. [2]Recueil de textes édité par John Brockman chez Harper et ayant pour pour sous-titre : Today’s Leading Thinkers on the Unthinkable. Avec une introduction de Steven Pinker et une postface de Richard Dawkins. [3]Bertrand Russell, «Profession de foi d’un homme libre», in Mysticisme et logique, Paris, Vrin, 2007, p. 66. L’article de Russell est paru originellement en décembre 1903; l’ouvrage de Russell où il fut reproduit date de 1917. [4]Traduction française parue seulement en 2011 sous le titre La Grève. [5]Ayn Rand, La Grève, Les Belles Lettres, 2011, p. 1013. [6]Ibid., p. 1015.