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Il y a un mois, des manifestations monstres se déroulaient en Égypte. L'armée en prenait argument pour ôter du pouvoir le président Morsi, leader des Frères musulmans. Un mois plus tard, la situation n'est pas stabilisée. Point d'étape (après mon billet initial du 4 juillet).
1/ Retour en arrière : il y a deux ans, révolte arabe, débutée en Tunisie et poursuivie en Égypte. Au bout de quelques semaines de troubles, l'armée intervient, met de côté H. Moubarak, et met en place (lentement) un processus de transition. Les élections présidentielles donnent le choix entre Morsi, le leader de FM, et un séide du régime de Moubarak. Les libéraux, la mort dans l'âme, laisse désigner Morsi. Celui-ci gagne les élections qui suivent. Toutefois, tout n'est pas d'une extrême régularité. Les FM veulent à la fois réformer la société, par exemple en épurant la justice, mais en ne touchant pas à l'armée (qui est un véritable État dans l’État). Pendant ce temps, la constituante se perd en discussions stériles, tandis que la situation économique décline rapidement, et que la sécurité publique se dégrade gravement.
2/ Autrement dit, les FM qui n'ont pas été moteurs de la révolte de la place Tahir, ont tiré tous les bénéfices électoraux du processus. Mais ils n'ont pas su engranger de profits de leur accession au pouvoir, à la fois par sectarisme, incompétence, et manque de fermeté.
3/ On peut catégoriser la scène politique en quatre blocs. Supposons qu'ils soient de force à peu près équivalente. D'un côté, on a les soutiens de l'ancien régime, à la fois notables, satisfaits d'une voix égyptienne et se contentant du discours "anti-terrorisme", sachant très bien qu'ici, terrorisme désigne l'islamisme politique. Puis il y a les "libéraux", anti-islamistes mais tenant d'un modèle plus occidental, plus pluraliste. De l'autre côté se trouvent deux forces islamistes : les Frères musulmans, donc, d'extraction égyptienne et bien implantés dans le pays ; et les salafistes, suiveurs d'une idéologie d'importation, et maximalistes.
4/ Assez rapidement, libéraux et Moubarakistes se sont retrouvés contre les FM, les laissant accumuler les erreurs pour surfer sur le mécontentement. Il semble que les salafistes aient joint le mouvement, selon une "politique du pire" qui est toujours la logique des ailes extrêmes dans les processus révolutionnaires (songez au Montagnards contre les Girondins, ou aux Bolcheviks contre les Mencheviks). Il y a un mois, il y avait donc une majorité contre les FM et contre Morsi.
5/ Or, les FM ne se laissent pas faire. Leur maître mot est celui de "légitimité". L'argument est occidental, dans le sens où ils se réfèrent à la légitimité démocratique : puisqu'ils ont gagné toutes les élections, alors leur éviction du pouvoir est non seulement illégale, mais illégitime. Le débat est classique dans les processus révolutionnaires : en effet, il s'agit souvent d'une légitimité contre une autre, et le vainqueur de la lutte l'emporte : la force crée le droit ! C'est le droit du vainqueur. Toutefois, ce discours n'est pas admissible notamment auprès de l'opinion occidentale. Surtout quand les FM, qui étaient au pouvoir, utilisent les mêmes armes de la protestation que leurs adversaires : des manifestations, enracinées et mobilisatrices.
6/La différence tient à ce que ces manifestations sont durement réprimées, et que l'armée a l'intention de mettre durablement de côté les FM. On serait donc en présence d'un coup d'état militaire. Désormais, les FM apparaissent comme des victimes. Or, dans tout mouvement d'opinion publique contemporaine, il faut apparaître "victime" pour emporter la bataille de l'opinion publique.
7/ Cela entraîne plusieurs difficultés :
- d'une part, les libéraux ne peuvent plus soutenir durablement le nouveau régime, qui sent trop son retour à l'ère Moubarak : tout ça pour ça ?
- d'autre part, les salafistes se sont mis assez rapidement auprès des FM, afin de montrer qu'il y a une majorité (ou une importante minorité) d'islamistes. Là encore, il s'agit d'une lutte de légitimité.
- on pourrait presque dire que pour les FM, cette nouvelle posture est bénéfique : ils n'ont pas les embarras du pouvoir, et ils continuent d'apparaître comme du côté du faible. D'autant qu'ils n'ont aucun moyen de contrôler la force, qu'elle soit militaire ou de police.
- au-delà, la question est celle de la compatibilité de la démocratie (ou plus exactement, de processus électoraux) avec un islam politique.
Ajoutons deux remarques.
Tout d'abord, celle de la scène régionale : d'un côté, il y a eu changement de ligne politique au Qatar, qui semble moins soutenir les radicaux de la région. Toutefois, en Arabie saoudite, c'est au contraire un prince plus radical qui est en place. Autrement dit, les influences extérieures ne cesseront pas. Surtout qu'on observe une radicalisation de l'islam politique sunnite, à cause de la Syrie ou de l'Irak. Un succès régulier des islamistes en Égypte (ou en Tunisie) constitue un argument important contre toute radicalisation terroriste à la Al Qaida.
Ensuite, celle de la comparaison historique : à la différence de 1793 et de 1917, la lutte n'oppose pas des modérés et des radicaux, mais une ligne réactionnaire et une ligne innovante (car politiquement, en Égypte, l'accession de l'islam au pouvoir est une innovation).
Autrement dit, on n'a pas fini de connaître ces tâtonnements de l'histoire entre les forces en présence. La schéma quadripartite n'est pas forcément le plus stabilisant. Et il faudra trouver un modus vivendi viable entre FM et armée, mettant de côté les deux autres partis, et réussissant à trouver une voie médiane de développement. Or, l'aggravation actuelle empêche sa réalisation à court ou moyen terme.
O. Kempf