Babi Yar (parfois orthographié Baby Yar) est un lieu de mémoire victimaire peu connu en Occident mais qui est pourtant considéré par certains auteurs comme l'équivalent mémoriel d'Auschwitz en Orient. Il a d'ailleurs connu les mêmes difficultés de reconnaissance au cours de la seconde moitié du XXe siècle, ce que nous rappelle la réédition française du témoignage d’Anatoli Kouznetsov (Robert Laffont, 2011).
Le terme Yar signifie "fossé" et Babi Yar appartient justement à un système de fossés longtemps considérés comme une barrière naturelle assurant la protection de la ville de Kiev en Ukraine.
Depuis 1941, ce nom est associé aux exécutions massives des Juifs Ukrainiens par l'Einsatzgruppe C dans le cadre de ce qu'on appelle désormais la "Shoah par balles". Pendant plusieurs mois, des dizaines de milliers de juifs ont été arrêtés, mis à nus, forcés à descendre le talus du fossé, puis exécutés. Des prisonniers de guerre, des Tzyganes, des malades mentaux et des opposants politiques ont ensuite connu le même sort, transformant progressivement le fossé en un immense charnier. Ce n'est qu'à partir de 1943 que les nazis ont commencé à s'inquiéter des traces de leurs crimes. Ils ont alors mis en place un système de crémation afin de réduire les corps en cendre avant de les répandre à nouveau dans le fossé*.
Le livre d'Anatoli Kouznetsov chroniqué par Frédérique Leichter-Flack pour La Vie des Idées nous permet d'évoquer un nouvel aspect de la politique mémorielle soviétique déjà évoquée à propos de L'Archipel du Goulag de Soljenitsyne. Il permet notamment de revenir sur la place de la censure dans l'écriture de l'histoire et l'instrumentalisation de la mémoire par un système totalitaire.
Commémorer un massacre aux victimes masquées
Le travail de propagande commence dès 1943 lorsque les troupes soviétiques reprennent le contrôle de Kiev. Les autorités décident alors de médiatiser les massacres commis à Baby Yar par l'intermédiaire d'une commission extraordinaire d'Etat chargée d'établir l'étendue des victimes. Les données rendues publiques lors du procès de Nuremberg recensent "plus de cent mille hommes, femmes, enfants et vieillards", sans autre précision...
Plusieurs artistes ont rapidement tenté de réagir en rappelant que la majorité des victimes étaient juives. Ils se sont immédiatement vu opposer une forte censure teintée d'antisémitisme. Ce fut notamment le cas pour la symphonie Baby Yar du compositeur Dmitri Klebanov, celle du compositeur Chostakovitch, le poème Abraham de Savva Golovanivski, ou encore le poème Baby Yar de Evgueni Evtouchenko.
Devant le projet des autorités de Kiev d'aménager une décharge municipale sur le site de Baby Yar, l'écrivain Viktor Nekrassov a même proposé d'ériger un monument commémoratif... en vain.
C'est finalement le projet d'un remblais du fossé afin de construire une route qui est mis en oeuvre au début des années 1960. Au cours des travaux, plusieurs digues cèdent, faisant plus de 1500 victimes supplémentaires sur le site. Le projet n'est cependant pas arrêté et le fossé de Baby Yar disparaît définitivement.
C'est dans ce contexte qu'Anatoli Kouznetsov décide de reprendre les notes qu'il avait rassemblé dans un cahier au moment du massacre. Sans se faire trop d'illusion, il transmet son manuscrit aux autorités soviétiques qui doivent valider tout document susceptible d'être édité. A sa grande surprise, le texte n'est pas complètement refusé, mais il est largement amputé avant de paraître en 1966.
Exilé à Londres en 1970, l'écrivain parvient à emporter avec lui une copie de la version originale de son manuscrit. Il réédite alors en Occident son texte en signalant en italique les passages supprimés par la censure et en ajoutant entre crochets quelques remarques d'actualisation.
Cette technique éditoriale produit un document original et inédit que Frédérique Leichter-Flack qualifie à juste titre de "palimpseste politique" dans lequel se superposent les différentes couches d'une mémoire conflictuelle.
L'autorisation initiale de publication accordée à Kouznetsov montre que les autorités soviétiques n'avaient pas l'intention d'enfouir complètement le souvenir de Baby Yar. La résurgence des passages censurés permet cependant de mettre en valeurs les points précis d'achoppement entre la mémoire officielle et celle des témoins.
Tout d'abord, il s'agit de dissimuler la nature des victimes. L'antisémitisme est à son apogée et les autorités ne souhaitent surtout laisser émerger l'idée que la souffrance des habitants de Kiev durant la Seconde Guerre mondiale ait essentiellement touché les Juifs. Le comble de cette politique est illustré par le témoignage d'une des rares survivantes du massacre qui s'était laissée recouvrir par les cadavres pour s'enfuir la nuit suivante. Citée comme témoin de l'accusation au procès sur les atrocités nazies qui s'est tenu à Kiev en 1946, "elle ne dit pas qu’elle était une rescapée de Babi Yar, ni qu’elle était juive" en raison du climat antisémite qui s'installe dès la fin de la guerre.
Ensuite, la propagande soviétique tente de dissimuler toute trace de collaboration des Ukrainiens avec le nazisme qui pourrait alimenter la thèse d'une contestation implicite du régime stalinien. Les propos anti-communistes du grand-père de l'auteur sont par exemple systématiquement supprimés : "Leur pouvoir n’est plus là, leur Guépéou n’est plus là, les maudits agents du NKVD ont foutu le camp. Qu’il crève, leur Staline ! Qu’il crève, leur parti ! Voilà ! Et plus personne ne viendra m’arrêter. […] Bonnes gens, mieux vaut Hitler, mieux vaut le tsar, mieux vaut les bourgeois, les Turcs, plutôt que ces crétins, ces bandits de grand chemin ! […] Merci, mon Dieu, de nous avoir permis de survivre à l’épreuve qu’était cette peste bolchevique !".
Enfin, la censure élimine systèmatique tout élément laissant deviner une analogie entre les systèmes de répression nazis et soviétiques. Ainsi, la phrase "Avant, c’était Staline et maintenant ce sera Hitler" disparait-elle de la version soviétique.
D'une mémoire officielle à une mémoire plurielle
Malgré la censure impitoyable contre le texte d'Anatoli Kouznetsov, plusieurs dissidents parviennent à organiser une commémoration clandestine de Baby Yar le 29 septembre 1966 à l'occasion du 25ème anniversaire de la tragédie.
La commémoration est reconduite l'année suivante et les autorités soviétiques comprennent alors qu'ils doivent reprendre la main s'ils ne veulent pas voir la mémoire de l'évènement leur échapper. Une commémoration officielle est donc organisée le 29 septembre 1968 autour d'une pierre où il est inscrit : "Ici, sur les lieux d'éxecutions de citoyens soviétiques pendant la période de l'occupation germano-fasciste de 1943-1944, sera construit un monument".
Il faut attendre l'année 1976 pour que le monument soit inauguré. L'inscription qui l'accompagne tente toujours de dissimuler les victimes juives du massacre : "Aux citoyens soviétiques et aux soldats et officiers de l'Armée soviétique prisonniers de guerre, fusillés par les fascistes allemands à Baby Yar".
Ce n'est qu'à la fin des années 1980, à la faveur de la politique de glasnost et de perestroïka menée par Gorbatchev que deux nouvelles plaques sont apposés sur le monument (l'une en russe, l'autre en yiddish) afin de reconnaître les victimes juives du massacre de Baby Yar.
Dès 1991 et l'indépendance de l'Ukraine, une menorah est construite en mémoire des victimes juives. A cela se sont ajoutées d'autres monuments en mémoire des nationalistes ukrainiens, des religieux orthodoxes, des enfants, des prisonniers des camps...
Baby Yar apparaît donc bien comme un symbole de la politique mémorielle soviétique qui entretient encore aujourd'hui le souvenir de la Seconde Guerre mondiale comme celui d'une Grande Guerre patriotique ne pouvant laisser la place aux mémoires communautaires.
L'implosion de l'URSS en 1991 et l'émergence d'une société civile de plus en plus active a cependant permis d'ouvrir une brèche dans ce système en Ukraine, laissant la porte ouverte à véritable inflation mémorielle susceptible de dégénérer régulièrement en guerre des mémoires.
La situation est cependant différente dans l'actuelle Russie de Poutine où le pouvoir politique exerce encore un fort contrôle sur l'histoire et les mémoires soviétiques.
1. Youri SHAPOVAL, "Baby Yar : la mémoire de l'extermination des Juifs en Ukraine", in D. EL KENZ et F-X NERARD, Commémorer les victimes en Europe, Paris,
Champ Vallon, 2011, pp. 289-303.