Lettre d’Alonisos
par Gérard Larnac
J’habite le point le plus haut, ici, à Alonissos. Un balcon dans la lumière, parmi les îles.
Tout autour la mer Egée, légère, où flottent encore, et si fièrement, tous les rêves d’Icare, tous les désirs des Argonautes. Le plein été infuse en moi ses parfums de pinèdes et de vents hauturiers. D’ici je tiens les deux côtes sous le regard, le bleu profond de l’ouest, l’acier brûlant de l’est où vibre la lumière.
Tout le paysage s’éveille à son mystérieux pouvoir de guérison et d’apaisement.
Heil Hitler ! au Parlement grec avec saluts nazis avec « vous ne perdez rien pour attendre »
Sur la place du village le chant amical des cigales couvre le murmure des conversations, sous les tonnelles. Les ruelles ont tissé avec le vertige un pacte de confiance pour laisser éclater une beauté terrible, d’une radicale sauvagerie.
Parfois, passée les heures les plus chaudes, une femme en robe légère descend le sentier pour aller se baigner nue dans le lointain des criques.
Ici la moindre maison effondrée a été transformée en féérique taverne à ciel ouvert. Nulle part comme en Grèce ne s’accordent autant la ruine et la vie.
Je suis peut-être de la génération de ceux qui verront disparaître le livre. Mais après tout que m’importe le livre, si ce qui doit être dit continue à se dire. La plus belle écriture est la trace évanescente qui éveille la conscience et épanouit la sensation.
« Le climat devient très violent très dangereux nous craignons le pire pour notre pays parce que nous assistons à des modifications de fond on tire sur des ouvriers agricoles c’est chaque jour moins de droits ».
Si les pierres pouvaient parler elles diraient, elles, ce qu’est le réel, simple et là, sans pose ni poème, juste ce qui va là, ce que c’est – rien de plus.
« Envers les étrangers on assiste à de véritables scènes de pogroms, de ghetto. Des gens sont entassés dans des containers, ces lieux sont de véritables camps de concentration, j’étais terrifié par ce que je voyais».
A pas lents les randonneurs remontent jusqu’ici le chemin comme si c’était le chemin de l’Histoire et des événements qu’il s’agissait de défaire afin d’entrer pleinement dans la fusion de l’instant et du paysage.
Europe et Démocratie sont vocables grecs. Or je ne reconnais ici ni l’une ni l’autre. « Ici les fascistes sont partout, même au sein des écoles et lycées. On a ouvert la boîte de Pandore ».
Par les escaliers aux marches blanchies à la chaux le vieil âne transporte à pas trébuchant toutes sortes de charges, des poubelles du matin aux caisses de bière en fin d’après-midi. Entre les deux on peut le voir qui broute, paisible, attaché à son arbre, sur son arpent avec vue.
Non loin de là, dominant la mer, le petit cimetière, tout en blanc, éclate de fleurs multicolores – supplique pour être enterré ici, au cimetière d’Alonissos, parmi ces fleurs, ce vide gigantesque et ces grands vents.
La « troïka » devra un jour être jugée pour crime contre l’Humanité. Car ce à quoi elle prête la main n’est pas la solution à une crise économique, c’est un changement de régime.
Nul n’était nécessaire au monde. Nous sommes venus en plus, comme un surcroit, un inattendu débordement dont il faut jouir comme d’un privilège qui nous est accordé par le grand anonyme (On ne saurait voir dans mes écrits autre chose que la forme malhabile de ma profonde gratitude). Schelling : « Il n’y a qu’une seule force, un seul mouvement/Une poussée vers toujours plus de vie ».
Si un système produit une seule situation inacceptable, c’est tout le système qu’il faut se garder d’accepter.
Le coucher du soleil éveille peu à peu le mystère des criques. La lune rouge au-dessus de l’archipel monte dans le ciel assombri à la vitesse d’un ballon-sonde.
Alonisos
Archipel des Sporades
Juillet 2013.