Nous sommes réveillés à quatre heures du matin, juste avant les rêves dont on se souvient, pour nous rendre à l’aéroport. Le petit-déjeuner est servi par un personnel déjà bien réveillé et empressé. Le chef des serveurs, Indra, est indien ; les autres sont népalais, jeunes, et sans doute pas très bien payés. Face large, cheveux noirs drus, muscles plats, un gars viril un peu rustre détonne dans cette ambiance plutôt précieuse d’hôtel pour étrangers ; l’un des serveurs est de ce type et ses épaules semblent toujours menacer la vaisselle des dressoirs alentour. Après une heure de route dans la ville déserte et encore sous la nuit, la campagne n’est pas plus claire. Pas une lumière ne luit, sauf la lune qui éclaire d’argent le paysage lorsque les nuages daignent lui laisser le passage. Sa lueur blafarde fait surgir des montagnes fantomatiques dans les lointains, ornées d’écharpes de brume stagnantes. Seul le Tsangpo apparaît argenté comme un papier de chocolat oublié. Les pensées dérivent, le sommeil revient par bouffées, l’air est frais.
Nous arrivons à l’aéroport juste avant son ouverture. Pas un chat. Les grandes salles de béton désertes ont quelque chose de définitivement administratif, une sorte de camp de travail prêt à servir. Mais l’équipe d’accompagnement est rôdée aux mœurs de la bureaucratie chinoise. Il faut être les premiers dans la queue pour éviter que les officiels du Parti n’aient priorité et trustent les places d’avion ou que les groupes de Pékin ne coupent la queue. Les ronds de cuir han sont tellement orgueilleux que la nature comme les hommes doivent se plier à leur ordre mental : le premier de la file doit fournir la liste des passeports du groupe avec les numéros (toute erreur de chiffre vaut 20$ US d’amende), chacun doit se mettre dans l’ordre prévu par la liste, et l’on passe la douane un par un s’il vous plaît ! Le stalinisme mental a encore de beaux jours devant lui. Ou le colonialisme à l’envers, par ressentiment xénophobe, allez savoir.
Pas de visibilité au-dessus de l’Himalaya. Seul le sommet de l’Everest surnage de la purée grise. L’hôtesse nous en informe, en chinois et en anglais. A Katmandou, l’atmosphère nous paraît moite après la sécheresse d’altitude de Lhassa.
Douche, déjeuner au restaurant Tushita, sauf Michel qui, pris d’un accès de misanthropie préfère croquer sa pomme que régler un chicken sweet and sour à 95 roupies et surtout passer une heure avec toutes ces filles qui ne pensent plus qu’à acheter, acheter, et acheter encore ! Nous allons aux tee-shirts brodés ; nous nous gavons de « Tintin in Tibet », de « Yak ! yak ! yak ! » et autres motifs de toutes tailles pour le neveu, la petite-fille ou le beau-père ; les yeux de Bouddha seront-ils seyant sur le torse en barrique d’un bourgeois occidental ? Nous allons changer des dollars en roupies. Nous allons écumer les boutiques de tissus pour « se faire des robes exotiques ». Nous allons négocier des bols à offrande aux sept métaux. Nous allons marchander un petit bouddha de bronze. Nous allons acheter un livre de cuisine népalaise (il faut bien tout un livre pour expliquer le dal bat, seul plat national !). Nous allons acheter des cachets en bois de santal pour apposer sur nos lettres et faire original. Nous allons trouver un livre en français pour lire dans l’avion. Nous allons… mais je passe. Le groupe s’est scindé rapidement en sous-groupe et chacun va de son côté.
Je reste avec Véronique et Rafaelle et nous rapportons leurs trésors à l’hôtel en passant par le chemin des écoliers. Allons-nous nous perdre ? Même pas. Nous suivons des rues de terre battue hors des grands axes, des parallèles de Lazimpat où le touriste n’ose jamais s’aventurer. Après les Chinois de Lhassa et les tibétains un peu rustres, les Népalais nous paraissent des modèles de civilité et de prévenance. Les garçons de 7 à 17 ans sourient aux étrangères. Les plus jeunes quêtent une reconnaissance par l’interpellation ou le regard. Ces petits mâles sont parfois bien fiers d’eux-mêmes, ils singent ce qu’ils ont vu à la télévision indienne ou chinoise retransmise au Népal. A la mode, ils portent la chemise entrouverte pour faire admirer une chaîne de cou et ils ont apprêté leur coiffure. Ces très jeunes qui jouent aux grands en sont émouvants et Véronique les trouve « mignons ».
Katmandou est d’ailleurs un lieu de curiosité, des scènes humaines se déroulent dans les rues. En venant de l’aéroport par exemple, ce passager en attente de bus, accroupi sur ses talons comme tout bon asiatique – mais perché sur la grille qui borde le trottoir à plus d’un mètre du sol ! Ou ce petit entièrement nu qui joue dans la boue de la rue pendant que sa mère est en train de lui laver ses seuls vêtements dans une bassine à côté ! Ou ces deux amis de 15 ou 16 ans se tenant par la main, bien sages, sans l’équivoque qui s’attache à ce geste en nos pays coincés. Ils sont simplement amis, liés pour longtemps, et sourient aux filles que j’accompagne. Les jeunes femmes ici sont vite mariées, mais des fillettes à peine grandies que nous croisons ont un délicieux sourire, timide et hardi à la fois, attendrissant et presque troublant. Elles sont moins parées que les garçons mais leur fraîcheur parle pour elles. Il y a de la vitalité en toutes ces scènes. C’est un bonheur pour le regard, un baume pour le cœur ; nous sortons de nous-mêmes pour être ouverts à tout ce que nous rencontrons, en sympathie profonde pour les êtres. Même les chiens, pelés mais fidèles, sont nos amis. Comme ce cabot si vieux et si usé qu’il ne pouvait que rester debout, immobile au bord de la route, insensible aux menaces et aux klaxons des bus pour le faire bouger, incapable qu’il était de se mouvoir, les yeux vitreux au bord de la mort, s’accrochant encore pour quelques heures mais pas plus. Les bouddhistes disent que les chiens sont les réincarnations de moines qui ont fauté. La vie et la mort sont liés ici, plus intimement que chez nous où l’on cache ce qui meurt.
Pendant ce temps, Michel est parti dessiner, solitaire, le panorama des monuments de Durban Square, à ce qu’il me raconte à l’hôtel. Je termine la lecture des « Contes populaires du Tibet » que j’ai emporté. Édité par Pékin, c’est une succession de fables morales où la méchanceté et la cupidité surtout sont punies par les divinités, où l’amour et l’honnêteté finissent par triompher. Comme dans le feuilleton américains d’aujourd’hui, héroïnes et héros sont décrits comme de véritables mannequins, beaux, bien faits, vigoureux, malins et au cœur d’or. Pour les États totalitaires, « le peuple » a toujours raison, et « le peuple » n’est souvent que l’ensemble des préjugés que l’on a du type humain idéal dans sa propre société.
En soirée, Gérard nous emmène à un restaurant indien qui se trouve au début de la grande avenue des hôtels internationaux. Monique et Verena offrent une bouteille de Crémant d’Alsace qui leur a été donnée par la compagnie aérienne suisse qu’elles ont prise à l’aller pour rejoindre Francfort : Monique avait son anniversaire le jour du vol. Cela met le groupe en joie. La cuisine indienne épicée a un goût subtil à nos palais déshabitués des nuances depuis trois semaines. Le riz basmati est particulièrement tendre et parfumé. Nous vivons une fin de trek harmonieuse. La nuit sur Katmandou est claire, étoilée, douce. Les jeunes déambulent encore sur les trottoirs, par deux ou trois. Ils montrent l’importance des liens humains dans une société peu lettrée où la conversation constitue souvent la principale distraction.
FIN du voyage au Tibet