L'industrie du cinéma a produit de nombreux scénarios dans lesquels la mémoire individuelle était au centre de l'intrigue. C'est le cas notamment d'Eternal Sunshine of the Spotless Mind de Michel Gondry (2004) où le personnage principal fait appel à la science pour effacer de sa mémoire le souvenir d'une histoire d'amour douloureuse.
Plus rares sont les films qui reposent sur l'idée inverse de la création d'une mémoire inexistante. C'est pourtant ce que viennent de réaliser des chercheurs de l'université d'Utrecht (Pays-Bas) sur un contingent de soldats néerlandais envoyés en mission en Afghanistan. Au cours d'entretiens censés porter sur les troubles de stress post-traumatique, "les expérimentateurs glissaient une fausse information concernant un événement qui ne s'était pas produit mais aurait plausiblement pu arriver : ils décrivaient une attaque à la roquette du camp la veille du Nouvel An, attaque sans conséquences ni blessés. Quelques détails étaient apportés sur le bruit de l'explosion et les graviers que celle-ci avait projetés, à la fois pour renforcer la crédibilité de l'histoire et pour donner des éléments permettant de l'imaginer".
Au cours de cet entretien, aucun des soldats ne se souvenait de cet évènement imaginaire, mais sept mois plus tard... 26% d'entre eux avaient assimilé ce faux-souvenir et étaient en mesure de le restituer comme une expérience personnelle !
S'il est donc scientifiquement possible de créer une mémoire individuelle d'un évènement imaginaire, peut-on envisager que cette technique puisse être utilisée à l'échelle d'une mémoire collective plus large, voire d'une mémoire nationale ?
Encore une fois, les premiers éléments de réponse nous sont fournis par la littérature fantastique. Dans 1984, Georges Orwell imagine en effet une société dans laquelle le pouvoir politique aurait pris le contrôle de l'histoire, imposant ainsi à l'ensemble de la société une mémoire fabriquée par un système administratif bien huilé. Cette intrigue constitue l'exemple extrême d'une entreprise totalitaire de réécriture de l'histoire. Nous nous étions cependant essayés en 2011 à mettre en parallèle des extraits du livre avec des éléments de l'actualité visant à montrer que nos sociétés contemporaines n'étaient pas totalement à l'abris d'une telle dérive.
La littérature n'est pas le seul lieu dans lequel il est possible d'identifier des forme de fabrication d'une mémoire historique.
Les travaux d'Annette Wieviorka dans Déportation et génocide ; Entre la mémoire et l’oubli (Plon, 1992 ; Pluriel, 1995) et L'ère du témoin (Plon, 1998) avaient déjà montré comment des anecdotes peu ou pas vérifiées sur l'univers concentrationnaire ont pu progressivement s'imposer comme des vérités officielles à force de répétition et de lecture croisées des témoins entre eux. Sans reproduire le cadre expérimental mené par les chercheurs de l'univesité d'Utrecht, l'historienne avait finalement déjà prouvé depuis bien longtemps que les témoins sont susceptibles de s'imprégner du récit des autres pour l'inclure progressivement dans leur propre histoire.
La polémique provoquée par les propos de Christian Vanneste en février 2012 à propos de la déportation pour motif d'homosexualité relève de la même logique. L'inexistence d'une véritable et sérieuse histoire sur cette question a longtemps laissé le champ libre à la construction mémorielle d'un évènement imaginaire dans l'espace associatif et médiatique. C'est pourquoi les propos de l'ex-député ont suscité un tel émoi : non seulement ils entraient en contradiction avec la longue construction d'une mémoire historique, mais ils étaient en plus instrumentalisés dans un contexte d'énonciation suspecté d'homophobie.
La fabrique d'une mémoire historique imaginaire n'est donc pas l'apanage des scénarios hollywoodiens et des romans de science-fiction. C'est au contraire l'une des caractéristiques essentielles de la construction mémorielle qui nécessite une vigilance constante de l'histoire dans sa méthode et ses objets.