De tous les livres publiés sur mai 1968, un seul me faisait envie, celui de Virginie Linhart, Je jour où mon père s'est tu, à cause de ce titre, à cause, surtout, de ce père, auteur de trois livres lumineux, L'établi, Le sucre et Lénine, Les paysans, Taylor, dont on parle moins mais tout aussi remarquable, normalien, dirigeant maoïste dans les années 60 passé complètement à coté de mai 68.
Je ne sais pas bien ce que j'attendais de ce livre, qu'il parle du drame qu'a vécu cet homme, drame vu au travers des yeux de sa fille, sans doute, qu'il éclaire son aventure, qu'il nous dise l'intimité d'une vie brisée net? Reste que j'ai été déçu… Non que le livre soit sans qualités, il est même parfois émouvant surtout au début, lorsqu'elle parle de son père, mais passé ces quelques passages, il s'agit, pour l'essentiel, d'un reportage, présenté, traité à la façon d'un documentaire cinématographique (ce qui n'est pas surprenant, l'auteur est documentariste), avec de longues citations des personnes rencontrées, amis d'amis d'amis, sur les difficultés des enfants de militants de 1968.
Difficultés que l'on devine : parents absents, plus occupés à faire la révolution qu'à s'occuper de leurs enfants. Difficultés dont beaucoup ne se remettent apparemment pas. Tout ceci est sans doute vrai, mais… on aurait aimé que Virginie Linhart se demande si ce qu'elle a vécu, ce qu'ont vécu ceux qu'elle interroge est très différent du quotidien des enfants de parents obsédés par leur travail, nés dans une famille de cadres dynamiques, de commerçants débordés, de patrons de PME… Pas un instant elle ne s'interroge et ne se demande si cette négligence des enfants (négligence dont elle s'est plutôt bien sortie, tout comme tous ceux qu'elle interroge, ce qui invite à relativiser) était le fait des seuls militants politiques. J'ai l'impression que c'était, que c'est le sort commun, banal, et somme toute pas si catastrophique, de tous ceux qui travaillent dur, qu'ils préparent la révolution ou fassent carrière.
Ce livre est d'autant plus agaçant qu'à une exception près, Thomas Piketty dont les parents étaient retournés sans diplômes à la terre, elle n'interroge que des fils d'intellectuels, de normaliens, de diplômés de l'enseignement supérieur qui ont su rebondir dans les années 70, grâce à leur intelligence, à leurs réseaux, à leur goût du pouvoir, à leur maîtrise de ses techniques et à la fascination qu'ils exerçaient sur les médias et la gauche classique (à signaler un joli passage sur la manière dont les mauvaises manières de table d'Henri Weber sont bien acceptées de gens qu'elles choqueraient chez n'importe qui d'autre). Il aurait été intéressant de savoir ce que sont devenus les enfants de militants moins bien formés à la réussite sociale, notamment ceux élevés dans les communautés. Sont-ils rapidement rentrés dans le rang? Ont-ils fui tout ce qui ressemble de près ou de loin à la campagne? Ont-ils, autre hypothèse, investi les différents mouvements écologistes?
Plus qu'une enquête qui aurait pu être intéressante (quoique très éloignée de ce que j'attendais de ce livre), Virginie Linhart se promène chez ses amis. Exercice mondain, un peu vain qui laisse béante la question de son père : comment une intelligence aussi vive a-t-elle pu à ce point ne pas voir ce qui se passait sous ses yeux? En quoi, comment son habileté intellectuelle, ses capacités rhétoriques, sa rigueur ont-elles pu à ce point obscurcir son intelligence? Un livre de plus sur 68, fabriqué pour l'occasion. Dommage…