Ces péripatéticiennes viennent du monde entier, la plupart du temps contraintes et forcées, pour exercer ce qui serait, dit-on, le plus vieux métier du monde.
Max Lobe a choisi de nous raconter la vie d'une de ces femmes, originaire comme lui du Cameroun.
Le narrateur, Dipita Rappard, se trouve dans une cellule de Champ-Dollon, la prison de la République de Genève. Il se souvient.
Né à Genève, il se souvient du Cameroun où il s'est rendu pour connaître le pays natal de sa mère, Mbila.
Il y a fait la connaissance de son oncle Démoney, le frère de Mbila, et de l'épouse de ce dernier, tante Bilolo - qui confectionne de savoureux beignets de bananes sauvages -, et de son couso Pitou.
Son oncle Démoney est un drôle de personnage. Il parle "au soleil comme un fils parlerait à son père":
"Son ndongo ndongo, une tige de rotin, longue d'une trentaine de centimètres et aussi épaisse qu'un cigare, lui servait de brosse à dents."
Dipita a de l'admiration pour son oncle, malgré tout le mal qu'il a fait à sa mère.
Un jour, tonton Démoney l'a mis en garde:
"Mon fils, ne te laisse jamais emporter par les manières du Blanc. Il pleure comme une femme. Et
quand il ne pleure pas comme une femme, il s'en va faire de mauvaises choses avec un autre homme."
Démoney a travaillé dans l'administration du pays, mais a été mis à la retraite anticipée avec un petit mbongo qui a fondu comme neige au soleil après la subite privatisation de tous les secteurs de l'économie ordonnée par le Président de la République. Du coup, il est devenu rebelle...
Démoney dit pis que pendre du régime, de ceux qui font du cumul de mangeoires, et des hommes d'affaires douteux, les feymen.
Démoney considère Mbila, sa très jeune soeur, comme sa fille - il a la cinquantaine, elle a seize ans. Comme elle ne veut pas continuer à aller à l'école et qu'elle veut plutôt se marier, il la convainc d'entrer dans le réseau de ceux qu'il appelle les Philanthropes-Bienfaiteurs.
Les Philanthropes-Bienfaiteurs envoient régulièrement en France un groupe musical, M'veng, accompagné de danseuses, les Tueuses de Bikutsi, dont un certain nombre d'entre elles s'installent là-bas.
Pour que Mbila puisse partir, il a fallu tricher sur son âge. Elle n'est plus née le 4 août 1976, mais cinq ans plus tôt, le 4 août 1971.
Arrivée sur place, la mère de Dipita, qui est physiquement non seulement une bombe, mais atomique, se laisse séduire par le leader vocal du groupe, Oyono Bivondo:
"Mbila était fière de donner son haricot rouge à cet excellent mâle noir."
Bientôt Mbila va déchanter. Elle va devoir rembourser son passage en Europe en devenant pendant deux ans esclave sexuelle à Genève.
Une fois libre, elle continuera à arpenter la rue de Berne, comme les autres wolowoss. Elle contractera un mariage blanc avec un coutumier du fait, Bertrand Rappard. Lequel adoptera le petit Dipita, fruit des oeuvres de "l'excellent mâle noir", Oyono Bivondo, que son fils ne rencontrera qu'une fois.
Dipita ne suivra pas le conseil de son oncle. Il pleurera et fera de mauvaises choses avec un autre homme. En l'occurrence cet autre homme sera un autre fils de Bertrand Rappard, William, fils de Papusha, une escort girl blanche.
Sans qu'ils ne se connaissent, William et Dipita ont "chatté" ensemble sur GayRoméo, un site de rencontres, que Dipita appelle "Le Supermarché".
Quand Dipita rencontre William, il a le coup de foudre, et cela s'avérera réciproque:
"Je levai les yeux vers la porte de ma chambre et j'aperçus un jeune homme blond, grand, le regard cyan, les lèvres pulpeuses, les épaules larges et carrées, majestueusement taillées. Nom d'un beignet de banane! Mon sang ne fit qu'un tour, et mon coeur se mit à battre si fort dans mon thorax que je crus qu'il se mettait à danser le Bi-Zizi. Je n'avais jamais vu un aussi beau type de ma vie."
William et Dipita tombent dans les bras l'un de l'autre et font bien davantage par affinités... Ils ont beaucoup de
ndolo l'un pour l'autre.
Tout semble aller bien, comme dans le meilleur des mondes. Certes Mbila entraîne une fois son fils Dipita dans un trafic de cocaïne, mais elle ne recommence pas. Mbila fait partie de l'Association des Filles du Pâquis qui règle leurs différends. Dipita file le parfait amour avec William. Tonton Démoney se défoule contre le régime. Tantie Bilolo vend ses beignets de banane.
Puis tout bascule, comme souvent dans la vraie vie, une calamité suivant l'autre. Au bout du compte, Dipita n'aurait-il pas dû
suivre le conseil avisé de tonton Démoney?
Max Lobe raconte une histoire bien sombre, et pourtant son livre n'est pas sinistre. Il finit même sur une note optimiste, en dépit de l'aboutissement funeste des tribulations traversées par les personnages.
Sans doute est-ce parce que la façon de raconter de l'auteur est ensoleillée, comme l'Afrique d'où il vient - il emploie des répétitions de mots, met le suffixe là après d'autres.
Sans doute est-ce parce qu'il sait subtilement glissé des mots du vocabulaire de là-bas et qu'il a des trouvailles d'expressions, telles que "enlever le caleçon à sa bouche", "un camion de bonheur s'installa au fond de moi et parcourut lentement tout mon coeur".
Max Lobe sait garder une certaine distance, juste ce qu'il faut, avec les êtres et les choses, comme savent le faire les meilleurs conteurs.
Francis Richard
39 rue de Berne, Max Lobe, 192 pages, Zoé