Quatrième de couverture :Taguchi Hiro refuse de sortir de sa chambre, de se mêler aux autres, y compris aux siens. Il a 20 ans, il est ce qu’on appelle au Japon un hikikomori. Telle est sa situation lorsqu’il aperçoit, dans le parc en face de chez lui, un homme qui semble passer ses journées assis sur un banc : il porte un costume, une mallette, et surtout une belle cravate. Cet employé modèle s’appelle Ohara Tetsu, il a perdu son emploi, mais ne veut pas l’avouer à son entourage.
Taguchi Hiro et Ohara Tetsu finissent par se rencontrer, ils parlent, parlent indéfiniment. Leurs récits se croisent et s’entremêlent : la disparition d’un ami poète fauché par une voiture, le suicide d’une camarade de classe, la vie de famille, la vie scolaire qui n’existe plus, la vie professionnelle brisée nette, le vide après la mort d’un enfant et l’amour d’une épouse.
La Cravate est un roman consacré à la pression sociale, celle qui fait éclater les esprits et les êtres. Mais sans militantisme, sans colère. Juste un roman sombre et léger, une succession de miniatures à l’écriture étincelante.
Extrait Était-ce son soupir? Ou la manière dont il faisait tomber la cendre, d’une pichenette? Absent, absent à lui-même. Je n’avais pas peur de le regarder, tel qu’il était assis en face de moi.
Je le regardais comme un objet familier, une brosse à dents, un gant de toilette, un morceau de savon que l’on voit tout à coup comme pour la première fois, totalement détaché de son utilisation habituelle. Il est possible que ce soit ce côté familier qui m’ait inspiré un intérêt particulier. Cette silhouette bien repassée était celle de mille autres employés qui, bon an, mal an, remplissent les rues. Ils s’écoulent du ventre de la ville et disparaissent dans de hauts bâtiments dont les fenêtres offrent un ciel fracturé en morceaux. Ils forment la moyenne, typiques par leur capacité à ne pas se faire remarquer, des visages rasés de banlieue, semblables à s’y méprendre. Lui, par exemple, aurait pu être mon père. N’importe quel père. Et pourtant il était ici. Comme moi.
Il soupira une fois de plus. Plus doucement cette fois. Quand on soupire ainsi, me dis-je, ce n’est pas seulement de la fatigue. Je le sentis plus que je ne le pensais. Je sentis, voilà un homme fatigué de la vie. Sa cravate lui nouait la gorge. Il la desserra, regarda de nouveau sa montre. Il allait être midi. Il déballa son bento. Du riz avec du saumon et des légumes marinés.
Il mangea lentement, mâcha dix fois chaque bouchée. Il avait le temps. Il avala le thé glacé à petites gorgées. À ce moment là aussi, je le regardai faire. Presque déjà sans étonnement sur moi-même. Car à l’époque je supportais à peine de regarder quelqu’un manger et boire. Mais lui se livrait à ces activités avec tant de précautions que j’en oubliai ma nausée. Ou bien, comment décrire cela : il le faisait dans la plus complète conscience de ce qu’il faisait, et cela transformait des gestes aussi quotidiens en actes significatifs. Il ingérait chaque grain de riz, il s’en faisait une sorte d’offrande, un sourire reconnaissant aux lèvres.