Pour avoir joué au soccer jusqu’à près de quarante ans dans diverses équipes, dont celle de l’université, je crois pouvoir dire que je suis un grand amateur, même si l’âge m’a désormais confiné au rôle de spectateur. Eh bien, la surprise le disputait chez moi à la joie lorsque j’ai appris la nouvelle qui a stupéfait la planète entière : les Brésiliens protestaient dans les rues contre… la coupe du monde de soccer, la corruption et les dépenses inconsidérées qu’elle entraîne ! Le pays le plus fou de ce sport trouvait que la coupe était un peu trop pleine de saloperies diverses ! Et l’on a même pu voir aux mains des manifestants une pancarte qui proclamait : « Un professeur vaut bien un footballeur. » Certes, on peut penser que ceux qui la brandissaient appartenaient à la profession enseignante, mais il n’en reste pas moins que se trouvait enfin dénoncé haut et fort, et par le monde ordinaire plutôt que par les intellectuels dont la voix, de toute façon, ne porte plus guère, les médias y veillent, le véritable opium du peuple dont les vapeurs délétères pourrissent ce début de millénaire.
Quand on se compare…
Imaginons un seul instant que partout au pays des manifestations se mettent en tête de dénoncer notre sport national à nous, ses ignobles salaires et les révoltants montants d’argent public qu’il commande pour la construction de ses temples. Ou encore que vont finir par râler les braves zarzais qui une fois l’an vont baver devant des bolides vrombissants et puants, sous un soleil souvent de plomb à dévêtir encore plus les accortes jeunes femmes qui vont avec l’événement. Pour une fois, quand on se compare on se doit de se désoler ! Car il est sans doute encore loin le temps où nos gouvernements ne cèderont pas au chantage de l’abominable Ecclestone, occupé avec la ténacité d’un prédateur affamé à faire sans cesse monter les enchères de son cirque à moteur.
Bien au contraire, ici, les maires se joignent aux radios poubelles pour inciter le bon peuple à réclamer son nanane… à ses frais ! Plus aliéné que ça, tu finis par disparaître de la surface de la Terre, balayé sous le tapis de l’histoire.
Mais pendant ce temps-là, la justice allemande a officiellement inculpé de corruption le vieux millionnaire à la coupe Beatle. On se prend donc à rêver du jour où le maître chanteur de quatre-vingt-trois ans finira par refermer de force son insondable gousset. Sans avoir toutefois la naïveté de croire qu’il ne se présentera pas bientôt un autre requin attiré par la naïveté et la bêtise du « sportif » ordinaire ainsi que par la lâcheté démagogique de ceux qu’il élit.Autre temps, autres mœurs
Dans le même ordre d’idées, on pourrait sans doute se réjouir de l’arrestation d’un Manitobain accusé de « corruptions des mœurs » pour avoir hébergé la fameuse vidéo où l’on voit Luka Rocco Magnotta assassiner puis démembrer le jeune étudiant chinois. On pourrait dans la foulée saluer, sous la formulation délicieusement désuète, ce signe d’un certain assainissement des mœurs, justement, si l’on oubliait les millions d’internautes qui se sont précipités pour se délecter de cette vidéo. Et ceux qui ont adoré voir un rebelle syrien dévorer le cœur d’un soldat. Et ces nuées d’internautes qui se précipitent comme les sauterelles de la Bible sur l’Égypte pour contempler âneries sans nom et monstruosités de toutes sortes qui semblent former l’essence même du voyeurisme Web.
Au moins la justice est-elle là du bon côté de l’horreur et de l’inhumanité. Car il n’en fut certes pas toujours ainsi, bien au contraire.
De tout temps, partout dans le monde et en particulier dans notre Occident que nous pensons si civilisé, la justice s’est plu à offrir à la populace, et justement pour « l’édification des mœurs », le spectacle gore de la torture et du massacre de condamnés coupables parfois de simples peccadilles et même souvent parfaitement innocents. On a joyeusement étripé, écrabouillé, écartelé, massacré de mille manières pour l’« esbaudissement et joye », comme dirait Rabelais, de monseigneur le monde ordinaire.
Les joies de l’étripage
Ce n’est que juste avant la Deuxième Guerre mondiale que les exécutions publiques furent supprimées en France à la suite de la décapitation festive de Weidmann, un tueur en série dont Jean Genet évoquera la mémoire dans la première page de son Notre-Dame des fleurs.
Plus près de nous, jusqu’en 1748 en Nouvelle-France, certains condamnés avaient droit au délicieux supplice de la roue : on vous brisait bras et jambes et parfois la cage thoracique ou la colonne vertébrale, puis l’on vous laissait agoniser en toute quiétude sur une roue où tout un chacun pouvait venir vous voir crever en espérant sans doute que ça prenne un certain temps : le temps sans doute d’en être « édifié ».
Les charognards du Web doivent regretter de n’avoir pas été présents lors de l’exécution, à Rome, de la famille Cenci, rendue célèbre en littérature, cette fois, par la plume de Stendhal puis celle d’Antonin Artaud et, tout récemment, celle de Nancy Huston (Infrared, 2011). Qu’on en juge plutôt : parce qu’ils avaient liquidé leur père, une brute infâme, incestueuse et violente, Béatrice Cenci et sa mère furent décapitées en place publique, mais le frère aîné, Giacomo vola le spectacle puisqu’on lui écrasa la tête à coup de maillet sur un billot avant de le dépecer et d’accrocher ses membres aux quatre coins de la place. Et le plus jeune fils, épargné, fut contraint d’assister à toute la représentation. On savait décidément vivre, à l’époque.
Mais le clou ou le pompon de tout ça, la cerise sur le sundae historique, c’est le responsable de ce spectacle
gratuit offert au bon peuple romain : il s’appelait Ippolito Aldobrandini, mieux connu sous le nom de Clément VIII — Clément ! il y a des choses qui ne s’inventent pas ! — et il exerçait la noble fonction de Pape de notre très sainte Église catholique à laquelle, soit dit en passant, revenaient, comme il se doit, tous les biens des suppliciés.Là, oui, quand on se compare on se console. Surtout en pensant que nos millionnaires assoiffés de richesses jusqu’au délire, au moins, n’ont pas tous le pouvoir.
Car imaginez un peu un Ecclestone coiffé d’une tiare papale !
Notice biographique
Écrivain, sémioticien et chercheur, Jean-Pierre Vidal est professeur émérite de l’Université du
Québec à Chicoutimi où il a enseigné depuis safondation en 1969. Outre des centaines d’articles dans des revues universitaires québécoises et françaises, il a publié deux livres sur Alain Robbe-Grillet, trois recueils de nouvelles (Histoires cruelles et lamentables – 1991, Petites morts et autres contrariétés – 2011, et Le chat qui avait mordu Sigmund Freud – 2013), un essai en 2004 : Le labyrinthe aboli – de quelques Minotaures contemporains ainsi qu’un recueil d’aphorismes,Apophtegmes et rancœurs, aux Éditions numériques du Chat qui louche en 2012. Jean-Pierre Vidal collabore à diverses revues culturelles et artistiques (Spirale, Tangence, XYZ, Esse, Etc,Ciel Variable, Zone occupée). En plus de cette Chronique d’humeur bimensuelle, il participe occasionnellement, sous le pseudonyme de Diogène l’ancien, au blogue de Mauvaise herbe. Depuis 2005, il est conseiller scientifique au Fonds de Recherche du Québec–Société et Culture (F.R.Q.S.C.).