[Guest : Noémi]
J’aime avoir l’air occupé. C’est simple. Je me rase de près, je porte un costume urbain et élégant. Je marche vite. Je contracte légèrement les traits de mon visage. Ça suffit. Amplement. J’ai l’air super busy busy. Dans les faits, je ne remue pas grand chose. J’habite chez ma mère. Je cherche du travail. On imagine que je passe mon temps à regarder la télé ou à télécharger du porno et des documentaires sur la Seconde Guerre Mondiale. Mais c’est faux. Car la joie, l’immense extase de faire croire aux habitants de la ville, la grande ville, que je travaille, beaucoup beaucoup, que j’ai des responsabilités, des rendez-vous, des décisions à prendre, jour après jour, sans rien faire, si ce n’est déambuler, ça c’est merveilleux, ça ça vaut toutes les branlettes d’une vie, ça ne s’explique pas, je transporte ce plaisir dans les rues, je le dissimule sous mon expression préoccupée, je jouis au milieu de la foule, en tout anonymat. Je m’autoproclame membre de la caste des gens qui font les choses.
Nous nous reconnaissons, toujours, entre nous, nous ne nous sourions pas, jamais, nous évaluons la quantité et la gravité de nos devoirs respectifs.
Je dévalue l’homme qui marche devant moi. Chemise et cravate, ce n’est pas assez, cet homme est un imposteur, il se donne juste des airs, à coup sûr. Il prend le métro entre Union et Eglington, il sort de la station et s’engouffre dans un Starbucks, il commande un tall latte whipped cream and cinnamon, il ouvre son laptop, il compose des emails à trois temps. A midi, il reprend le métro vers le sud, descend à King, marche vers l’est, il va à St Lawrence Market, il déambule entre les hipsters, réajuste sa fausse cravate et commande un fish & chips, les meilleurs de la ville, la ville monstrueuse, il dit que c’est pour faire détendu, mais il est déjà détendu. Il est toujours détendu. Rien ne l’attend, nulle part. Il est 100 % pâte molle, il ingère du gras qu’il ne mérite pas. Il continue son errance empressée jusqu’à Queen Street. Il s’engage sur Queen West, il passe fièrement devant les boutiques sans les regarder. Il teste son impact sur les jeunes diplômées, qui vont dépenser l’argent qu’elles n’ont pas encore gagné. Il a un smartphone collé contre l’oreille. Pas de tonalité et zéro notifications Facebook. Je le suis. J’observe ses stratégies. Il se retourne et me sourit. Quelle erreur grossière. Il a l’air niais. Personne n’y croit. Mais il a déniché un immeuble à Dundas et Younge, où il est possible de déambuler de gauche à droite et de droite à gauche en faisant grande impression. J’irai là-bas, dans quelques mois, quand la zone sera libre à nouveau.
Quant à moi, rue, bus et métro le matin et en fin d’après-midi, aux heures où il est crédible que je me rende quelque part. Entre deux, je change de rôle. Je prends le train ou je me pose sur une terrasse, coffee shop ou wine bar, je fais semblant d’écrire. J’ai un Moleskine, le cahier des grands. J’y écris ma liste de courses ou la liste des prénoms que je veux donner à mes enfants. Ou alors, obsessivement, les deux lignes de mon CV. Ma date de naissance, mon nom en entier. Le titre de la chanson qui passe (quand je ne sais pas, j’invente). En tous cas, ça n’arrête pas. Je peux écrire du rien pendant des heures. Rien que pour sentir les regards qui convergent, qui cherchent à déchiffrer. Ils n’y parviennent pas. Au début, ils m’inventent des noms célèbres, des titres de best-sellers, puis, frustrés, ils se disent que c’est juste du bluff. Ils ont raison et ça ne fait rien. Il y aura toujours, sur moi, pour moi, ces quelques instants de quête fébrile, de curiosité infantile.
Parfois, et ça ça m’angoisse, une jeune femme arrête ses pensées sur ma main créatrice. Sans lever les yeux, je peux sentir son corps qui se tend et se penche. Vers moi. Même elle ne s’en rend pas compte. Elle posera une question innocente, à dessein. S'attendra à ce que je comprenne, à ce que je l'invite pour un café, puisque nous sommes déjà tous deux assis là, dans cet endroit cosy cosy. Mais ça ne prend pas. J'ai bien essayé, les premières fois, de tirer parti de ce magnétisme opportunistes. Mais ça me file des crises d'angoisses. Je me barre, elle ne proteste pas, elle a compris la supercherie.
Il y a tellement de bars où je ne peux plus aller.
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Noémi Schaub fera sa présentation sans aucun jeu de mot, sans aucune ironie, avec une grande dignité et un respect sans faille pour l’objectivité des faits.
Noémi Schaub fera sa propre présentation à la troisième personne, afin de jouir d’une plus forte crédibilité.
Noémi Schaub écrit son prénom sans « e » à la fin, avec un « i » et non pas un « y », ce sont ses parents qui ont décidé. Un minuscule écart à la norme qui annonçait déjà la forte personnalité qui serait la sienne après sa puberté.
Noémi Schaub n’a pas de préférence quant à la prononciation de son nom de famille. L’une ou l’autre des prononciations affirmant ou, a contrario, niant ses origines bourbines.
Noémi Schaub a connu son premier émoi linguistique avec le mot « c’est-à-dire », qu’elle se mit à répéter comme un mantra à l’âge de deux ans.
Le premier texte connu de Noémi Schaub est un résumé du dessin animé Aladdin. C’est également dans ce texte bref que nous trouvons la trace de son premier jeu de mot : « Pourtent quelqun lui demande un service pas une fourchette ou un couteau Non quelqueuchose a ferre »
En 2007, Noémi Schaub écrit sa première nouvelle complète et cohérente, celle-ci est remarquée par le Prix Interrégional Jeunes Auteurs. « Corps et âme » est une jolie histoire d’amour. Noémi Schaub se sent un peu cucu, alors depuis elle s’applique à produire des textes sombres, jamais dénués cependant d’un certain humour.
Noémi est vice présidente de l'AJAR (association des jeunes auteurs romands).
image: nelson schaub