En ce moment je suis un p’tit poil crevée. J’avais repris un
rythme de lecture effréné mais ma fatigue a triplé depuis l’acquisition qu’a
fait ma moitié d’un… chiot. Maintenant j’ai un rythme effréné de ramassages de
crottes et d’essuyages de pipi, je suis constamment harcelée par un chien
saucisse qui veut absolument rester dans mes pattes et dormir sur mon ventre,
qui me couvre de bave, qui déchiquette mes livres pendant la nuit, et qui fait
fuir la féline en lui courant après pour jouer avec elle.
Bref, mon rythme de lecture a de nouveau baissé. Autant vous
dire qu’ouvrir un livre avec l’énergumène dans les parages est un peu
suicidaire (mieux vaut attendre qu’il dorme), et quand je me penche sur une
page mes yeux se ferment instantanément. J’ai tout de même réussi à finir un
roman magnifique, pour lequel j’ai lutté contre le sommeil avec bravoure (et
moult bâillements, mais ils ne sont pas dû aux livres). Il s’agit de
Wunderkind, un roman de Nikolai Grozni qui sortira fin août dans la collection
Feux croisés des éditions Plon.
Wunderkind, c’est une découverte de taille. Pour son
écriture sensible et brillante, pour son sujet passionnant, pour son personnage
attachant, pour sa musique intérieure.
Je m’explique, c’est l’histoire de Konstantin, quinze ans,
jeune pianiste inscrit à l’Ecole Supérieure de Musique Sofia, qui nous raconte
à travers ses yeux d’artiste prodige mais surtout d’adolescent désabusé les
derniers mois de l’URSS en Bulgarie.
Le résumé tient en trois ligne, et pourtant ce roman d’une
puissance littéraire rare nous fait revivre deux années dans la vie de
Konstantin, sa relation houleuse avec ses parents conformistes, sa constante
opposition à la direction de l’école dans laquelle il fait hargneusement les
quatre cent coups, clope au bec, entre deux récitals de piano, entre Brahms et
Chopin. Il nous imprègne de son amour pour la musique et le piano, nous entraîne avec lui dans une spirale infernale, partagé entre son envie de suivre la marche pour devenir un pianiste d'avenir et
sa volonté de résister à la folie du communisme, à ce mode de vie que ses
camarades acceptent sans rechigner, parfois même avec bonheur, alors que lui la
vomit. L’histoire de Konstantin est inscrite dans une solitude immense, celle
du petit génie orgueilleux et arrogant.
C’est pour ça que le personnage de Konstantin
est attachant. Peut-être avez-vous déjà vu autour de vous ce genre de personne,
dotée d’un don particulier, d’une intelligence hors du commun, dont elle pourrait
user pour faire de grandes choses, mais qui se laisse complètement détruire par
son environnement… peut-être à cause d’un trop plein de sensibilité, ou d’un
cynisme dévorant, d’une désillusion telle que l’acharnement qu’il met à se
déconstruire prend le pas sur tout le reste. Konstantin n’est pas un idéaliste,
c’est plutôt l’exemple du lâche qui honnit tout ce qu’il désapprouve, dans ce
cas le système de l’URSS, mais qui ne fait rien pour l’améliorer ou même le
fuir. Il se laisse simplement aller au gré des événements s’y enfonce, en
choisissant les pires amis qu’il soit, en ne tenant pas compte des conseils que
le peu de personnes bienveillantes lui prodiguent, en se croyant invincible… ou
peut-être déjà mort ?
Ce qui fait briller le roman de
Grozni, c’est son écriture furieuse et lumineuse à la fois, qui mêle la
révulsion de Konstantin pour ce qui l’entoure et son amour de la musique avec
une sublime harmonie. Il est capable de passer de l’un à l’autre en quelques
phrases, de passer d’une situation dramatique
ou violente à une envolée mélodieuse, jouant avec les notes, les mots et les
émotions comme un pianiste fou, tout comme Konstantin est capable de passer
brutalement de la violence physique et morale au réconfort feutré de ses
sonates et ses ballades. Je ne suis pas musicienne, et je n’ai jamais joué d’un seul instrument, mais
j’ai ressenti vibrer l’amour de Konstantin, et à travers lui de l’auteur, pour la
musique. Lui-même est pianiste depuis l’âge de quatre, et son expérience met en valeur son œuvre et nourrit sa prose. Ce côté
musical rythme le roman, le rend plus mélodique, plus poétique, en contraste
profond avec les dialogues souvent crus de Konstantin et des autres adolescents
ainsi qu’avec les monologues bilieux et propagandiste de ses professeurs.
Le sujet m’intéressait d’autant
plus que je n’ai jamais lu de roman se passant en Bulgarie, encore moins durant
la Guerre Froide. Le fait que l’histoire soit racontée par un adolescent, écœuré
par le monde qui l’entoure, blasé de tout sauf de sa musique, donne une autre dimension au roman. A
travers ses errances dans la ville et ses déboires avec l’Ecole de Musique et
le foyer familial, c’est l’histoire contemporaine de la Sofia que Grozni raconte. Mais
aussi et surtout à travers ses rencontres avec son vieil Oncle Ilya, emprisonné
pendant trente-trois ans entre 1945 et 1987, à travers les espoirs que fonde
sur lui La Coccinelle, sa professeur de piano vivant en vieille fille avec sa
harpie de mère et sa folle de sœur, à travers son désir pour Bianka, blanche
sainte-nitouche pourtant sans talent et sans jugement, à travers ses brouilles
avec ses parents, camarades pétris de discipline et agacés par sa constante rébellion, à
travers ses confrontations avec ses professeurs frustrés d’être moitié moins
talentueux que le tiers des élèves qu’ils forment et outrés par les élans passionnés
de la jeunesse, aimant brimer les meilleurs pour rétablir l’idéal de l’égalité
communiste... à travers son amour pour Irina la violoniste, son double au
féminin, celle qui l’attire et le rejette sans arrêt, celle qui rêve avec encore un peu d'espoir d’un
ailleurs au-delà du Rideau de fer.
Wunderkind est un roman qui nous
emporte dans un tourbillon d’Histoire, d’émotions déchaînées, bercé par une musique
poignante et douloureuse. Un roman fulgurant dont on a du mal à se remettre,
dont on garde la mélodie en tête bien longtemps après l’avoir refermé.