De grands artistes peuvent traverser leur époque sans pour autant se rencontrer. Ainsi en est-il très probablement de Gustave Courbet (1819-1877) et de Paul Cézanne (1839-1906). L’absence de toute allusion à ce dernier dans la correspondance du Maître-peintre d’Ornans, cependant riche, semble l’indiquer. On se prend à le regretter, car ces deux peintres jouèrent un rôle majeur au XIXe siècle, en brisant, chacun à sa manière, les codes académiques de la représentation pour faire entrer la peinture dans la modernité.
Leurs points communs abondent : l’un et l’autre, issus de la bourgeoisie provinciale, montèrent à Paris pour « se faire un nom » ; l’un et l’autre restèrent très attachés aux éléments naturels de leurs terres natales respectives qui leur fournirent de solides sources d’inspirations (la Franche-Comté pour Courbet, la Provence pour Cézanne). L’un et l’autre célébrèrent la Femme à travers une conception subversive du nu (sensuelle chez l’aîné, esthétique chez le cadet). L’un et l’autre, enfin, entretinrent une relation paradoxale avec des intellectuels qui s’intéressèrent à leur art sans pour autant les comprendre : Proudhon vit en Courbet un révolutionnaire puritain qu’il ne fut jamais, mais qui correspondait à sa vision du monde et à son obsession pour la « vertu » ; son essai Du Principe de l’Art et de sa destination sociale trahit cette incompréhension. Zola ne trouva pas chez Cézanne la peinture qui correspondait à son goût et livra dans son roman L’Œuvre un portrait charge féroce que l’artiste peina à lui pardonner.
Leurs différences abondent tout autant : en opposition à tous les clichés, le Franc-comtois affichait la personnalité extravertie d’un bon vivant, jouisseur, hâbleur, anticlérical tandis que le Provençal se plaisait dans une sobriété quasi ascétique. Le premier rompit avec l’académisme en se jouant de la hiérarchie des genres (à travers de grands formats) et en substituant le réalisme à la recherche de l’idéal (à travers ses thématiques, ses représentations du corps), le second ouvrit, par une forme plastique de plus en plus synthétique, la voie au Cubisme.
Si nous ignorons quel regard Courbet aurait pu porter sur le travail de Cézanne, nous disposons, en revanche, d’éléments concernant les sentiments de ce dernier à l’égard de l’œuvre de son aîné ; à titre d’exemple, il tenait Les Baigneuses du Salon de 1853, dont il possédait une copie, comme l’un des tableaux majeurs du XIXe siècle, au point de s’en inspirer dans sa toile Le Baigneur aux rochers (1860-66).
Les deux hommes partageaient, il est vrai, des registres thématiques communs. C’est ce qui est aujourd’hui magistralement mis en évidence dans la belle exposition Courbet/Cézanne, la vérité en peinture organisée au musée Gustave Courbet d’Ornans (Doubs) jusqu’au 14 octobre 2013.
Cette démonstration s’articule autour de 50 œuvres, parmi lesquelles des productions majeures des deux peintres, en provenance de grandes collections internationales publiques et privées. Le parcours s’ouvre sur plusieurs autoportraits qu’il est intéressant de confronter, notamment celui de Courbet (circa 1850 conservé à Besançon) et celui de Cézanne (circa 1875, Musée d’Orsay). Une vitrine abrite également deux reliques très personnelles des deux artistes : leurs palettes. Puis viennent les paysages d’eau et de neige, qui traduisent un commun attachement à la nature, à sa minéralité, à sa force vivifiante. La section suivante traite du portrait, de famille (Portrait de Zélie, 1853 et Portrait de Madame Cézanne, 1885-90), d’amis intellectuels (Pierre-Joseph Proudhon, 1865 et Emile Zola, 1862-64) et de mécènes (Bruyas malade, 1854 et Victor Choquet, 1877).
L’exposition aborde ensuite « Le corps et les fruits », deux choix thématiques majeurs des deux maîtres, à travers le traitement du nu et des pommes : Femme nue couchée sur un fond de mer (1868, que Courbet traitera la même année en cadrage serré avec La Femme à la vague), Baigneuses (1870) et Trois baigneuses (circa 1874-75) de Cézanne. Il est, dans cette dernière toile, étonnant d’observer combien le visage de la baigneuse centrale préfigure déjà l’esthétique des Demoiselles d’Avignon ; il est tout aussi intéressant de comparer deux natures mortes d’une taille très similaire, Pommes (circa 1871 pour Courbet, 1878-79 pour Cézanne).
La dernière section, intitulée « Marcher, peindre », réunit des paysages importants, en particulier La Roche pourrie (1864) et La Source de la Loue (1864) pour le Comtois, Rochers près des grottes au-dessus du Château-Noir (circa 1904) et Maisons en Provence (circa 1883) pour le Provençal dont est aussi exposée une sobre aquarelle de la Sainte-Victoire (circa 1906), à laquelle on aurait pu préférer une version plus riche, comme celle conservée au musée de l’Ermitage, mais qui reste très significative.
Cette confrontation de deux peintres parmi les plus importants du XIXe siècle qui ouvrirent la voie de la modernité est une première. Jamais auparavant une telle rencontre n’avait été organisée. Voilà qui offre de nouvelles perspectives au champ des recherches – les essais présents dans le beau catalogue (Musée Courbet Editions Fages, 192 pages, 25€) y invitent – et qui présente un réel intérêt pour le visiteur.
Illustrations : Gustave Courbet, Autoportrait, v. 1850, Huile sur toile marouflée, 50 x 40 cm, Besançon, musée des Beaux-arts et d’Archéologie, ©Besançon, musée des Beaux-arts et d’Archéologie / Charles Choffet – Paul Cézanne, Portrait de l’artiste, v. 1875, Huile sur toile, 65 x 54 cm, Paris, musée d’Orsay, ©RMN-Grand Palais (musée d'Orsay) / Hervé Lewandowski – Gustave Courbet, Environs d’Ornans, 1872, Huile sur toile, 73 x 92 cm, Budapest, Museum of Fine Arts, © Museum of Fine Arts, Budapest – Paul Cézanne, Rochers près des grottes au-dessus du Château-Noir, v. 1904, Huile sur toile, 65,5 x 54,5 cm, Paris, musée d’Orsay, ©RMN-Grand Palais (musée d'Orsay) / Hervé Lewandowski.