Anya gravit les marches quatre à quatre. Elle arriva à bout de souffle devant la porte de la chambre de Klaus et pénétra en trombe dans la pièce. Le courant d’air glacial qui s’introduisit par les fenêtres brisées lui fouetta le visage et lui coupa un instant la respiration. Elle se ressaisit rapidement et se précipita vers la malle dans laquelle le vampire conservait le grimoire de ses ancêtres. Elle s’agenouilla et ouvrit précipitamment le lourd couvercle. Devant la couverture de cuir familière, posée sur un amas de documents, elle eut un moment d’hésitation. Elle agrippa fermement le rebord de la malle au point d’en faire blanchir ses jointures avant de se saisir du livre qu’elle déposa à même le sol devant elle. Elle tourna frénétiquement les pages jusqu’à ce qu’elle trouve la formule tant redoutée aussi bien par le conseil que par sa propre famille : cette incantation qui avait causé la perte de son ancêtre et qui lui apparaissait pourtant, à ce moment précis, malgré les risques et les mises en garde, comme le seul moyen d’arrêter Viktor.
La gorge nouée par l’angoisse de ce qu’elle s’apprêtait à faire, elle posa ses deux mains sur les pages ouvertes et inspira profondément. Les premiers mots de la formule allaient s’échapper de ses lèvres sèches lorsqu’ un léger souffle au creux de son oreille la fit sursauter et se relever précipitamment. Un murmure intelligible étouffé par l’orage qui grondait au dehors se fit soudain entendre. Ses yeux paniqués balayèrent la pièce à la recherche de l’origine du phénomène. La jeune femme se concentra sur cette voix qui lui parvenait de plus en plus nettement comme si le voile qui l’étouffait se levait peu à peu. Elle tressaillit et sentit les larmes sillonner ses joues en reconnaissant ce timbre rauque si familier :
- Ne fais pas ça Anya, lui intima Waleda dont le reflet immatériel prenait peu à peu forme devant la jeune femme.
- Je n’ai pas le choix grand-mère… Je ne peux pas le laisser aux mains de Viktor sans rien tenter, sanglota-t-elle.
- Il ne peut pas mourir ! Toi oui… Ces pouvoirs te tueront comme ils ont tué Zoya. Ils ont déjà failli te tuer il y a sept ans, énerva le spectre. Pense à ta famille au lieu de te préoccuper de ce monstre qui n’hésiterait pas une seule seconde à te tuer pour se libérer de cette malédiction.
Anya baissa la tête pour fuir le regard implacable qui la jugeait :
- Tu te trompes, je sais que toute humanité n’est pas morte en lui, murmura-t-elle en tâchant de chasser les images de leur baiser et de garder la tête froide. Et c’est justement parce que je pense à notre famille que je dois le faire. Si je ne fais rien Viktor ou ses fils s’en prendront à elle tôt ou tard.
La jeune femme se détourna du halo lumineux, le visage déterminé, et reprit place devant le livre bien décidée à aller jusqu’au bout quelles qu’en soient les conséquences.
- Tu fais une énorme erreur, Anya. Tu devrais partir d’ici au plus vite, tenta une dernière fois la vieille femme.
- Je refuse de fuir encore une fois, décréta-t-elle les yeux posés sur l’écriture torturée de son ancêtre.
En entendant les premiers mots de l’incantation, la silhouette accablée et impuissante de Waleda s’estompa peu à peu et s’évanouit laissant la jeune femme seule face à son propre choix.
Dans la grande salle, le grognement de colère que poussa l’originel en se relevant péniblement, empêcha Klaus de s’appesantir sur ce qui venait de se passer et sur ses pensées plus que confuses. Viktor, la mâchoire crispée, ôta d’un geste vif le pieu qui lui transperçait la poitrine.
- Tu croyais vraiment m’arrêter avec ça ? fulmina-t-il en envoyant l’objet dans les flammes de la cheminée.
Le vampire inspecta la pièce des yeux à la recherche d’Anya.
- Elle n’ira pas loin, affirma-t-il en constatant son absence. Je lui remettrai la main dessus tôt ou tard.
- Je ne vous laisserai pas lui faire de mal, garantit Klaus en soutenant le regard dépourvu de toute humanité.
Un rictus mauvais se dessina sur les lèvres du patriarche.
- Encore faut-il que tu sois en mesure de m’en empêcher, reprit-il en glissant une main dans le revers de son pourpoint pour en retirer la dague.
Il fit rouler le manche fin et sculptée de cette dernière entre ses doigts, s’amusant de l’expression de méfiance qui était apparue sur le visage du jeune homme devant l’objet inconnu.
- Un cadeau de Waleda en échange de mon silence pour Anya, expliqua-t-il. Elle ne te tuera pas mais si on ne te la retire pas, ce sera tout comme. Et crois moi, je ferai en sorte que personne ne soit en mesure de le faire.
Viktor cessa alors de jouer avec la dague, l’empoigna fermement et fondit sur Klaus. Ce dernier tomba brutalement au sol, immobilisé par le poids du vampire. Une main serrée autour du cou de son fils et l’autre brandissant l’arme, Viktor était sur le point de l’abattre sur la poitrine de Klaus lorsque l’orage au dehors se déchaîna soudain avec une violence inexplicable. Le bruit du tonnerre fit trembler les boiseries et suspendit le geste du patriarche qui regarda perplexe les fenêtres se briser les unes après les autres dans un effroyable fracas.
Profitant de la surprise causée par ce phénomène, dont il soupçonnait autant qu’il en craignait la cause, Klaus se dégagea de l’emprise de son adversaire et le repoussa. Viktor, projeté brutalement contre le mur de pierre, se redressa néanmoins prestement pour faire à nouveau face au jeune homme. Ils se dévisagèrent avec une animosité non dissimulée, luttant contre les bourrasques de vents libres de s’engouffrer par les ouvertures. Chacun d’eux épiait le moindre mouvement suspect de l’autre et tentait d’anticiper la prochaine attaque. Mais soudain, couvrant le sifflement du vent et le fracas du tonnerre, un hurlement retentit à travers les pièces du château. Klaus se figea et ferma un bref instant les yeux en comprenant que ses craintes étaient fondées. Un rictus apparut sur les lèvres de Viktor :
- Elle ne changera jamais : toujours prête à faire n’importe quoi pour te sauver. Mais je crains que cette fois ne soit la dernière, lâcha Viktor en se précipitant dans le vestibule.
Klaus s’engagea à sa poursuite, et plus rapide, parvint à l’intercepter au milieu de l’escalier. Acculé au sol, Viktor lâcha malencontreusement la dague qui retomba dans un bruit cristallin quelques marches plus bas. D’un violent coup de poing à la mâchoire, il parvint à se dégager de l’emprise de Klaus. Sonné, ce dernier roula sur le côté laissant ainsi le champ libre à son adversaire pour s’emparer de la dague. En voyant l’arme à nouveau dans la main de son père, le vampire se redressa vivement en prenant appui sur la rampe en pierre. Il sentit alors une indicible colère l’envahir :
- Qu’ai-je fait pour que vous vous acharniez de la sorte ? hurla-t-il hors de lui.
Viktor lâcha un ricanement dédaigneux avant de répondre :
- Tu existes. Tu es sans doute ma plus grande honte, répondit-il impitoyable, ignorant le trouble qui apparut soudain sur le visage du jeune homme. Depuis que tu es enfant, j’ai senti que tu étais différent. Toujours à me contredire, à me défier… Et maintenant tu veux briser cette malédiction et devenir invincible. Jamais de la vie !
Sur ces paroles, l’originel se jeta à nouveau sur son fils. Les deux hommes luttèrent, se rendant coup pour coup, dégringolant ou grimpant les marches pour parer ou au contraire attaquer son adversaire. Klaus agrippa le bras qui brandissait la dague et qui menaçait à tout moment de s’abattre sur lui. Mais malgré ses efforts, il ne parvint pas à désarmer Viktor. Ce dernier, galvanisé par la haine qu’il portait à celui qui avait irrémédiablement entaché son honneur, jeta ses dernières forces dans une ultime attaque. Précipitant sans ménagement, le jeune homme le mur, il lui enfonça violemment la dague dans la poitrine. Le souffle coupé par la douleur qui le foudroyait, Klaus ouvrit la bouche dans un cri silencieux.
Lorsque celui d’Anya retentit, le jeune homme se détacha des yeux impitoyables qui dévisageaient pour jeter un ultime regard en haut de l’escalier. Il croisa celui de la jeune femme, les deux mains posées sur sa bouche, horrifiée devant le visage devenu presque méconnaissable. Viktor lâcha alors son étreinte et laissa Klaus s’effondrer au bas des escaliers dans un bruit sourd. Il jeta un regard indifférent sur le corps sans vie étendu quelques mètres plus bas avant se retourner vers la jeune femme.
En une seconde, il fut face à elle.
Anya lâcha une exclamation de surprise devant la rapidité de son mouvement et recula, le cœur battant à tout rompre, face au visage de l’originel qui se tenait à quelques centimètres du sien.
- A nous deux ma chère Anya, menaça-t-il.
Mais alors qu’il approchait une main de son cou, la jeune femme leva les siennes dans un geste de défense instinctif. Viktor se figea et fixa incrédule sa main tendue dont les veines se mirent à se dilater avant de prendre une teinte grise qu’il ne connaissait maintenant que trop bien. Le vampire la ramena rapidement contre sa poitrine dans un grognement de colère en tentant vainement de stopper le phénomène, qui se propageait rapidement au reste de son bras, en le comprimant de sa main intacte. Il jeta un regard noir à la jeune femme qui, éberluée par l’énergie et la force qu’elle ressentait et par ce qu’elle avait le pouvoir de faire, ne vit pas venir le coup qu’il lui porta au visage. Déséquilibrée, elle dévala plusieurs marches et sa tête alla percuter violemment la rampe de pierre. Elle resta un instant abasourdie, une main posée sur l’arrière de son crâne endolori.
Viktor profita de ce moment de faiblesse pour s’approcher de nouveau de la jeune femme avec la ferme intention d’en finir avant qu’elle n’ait recouvert ses esprits et ne décide d’expérimenter un nouveau sort. Anya se releva aussi rapidement que lui permettaient ses membres meurtris par la chute. Sentant cette irrépressible vague déferler à nouveau dans chaque parcelle de son corps, elle laissa libre cours à ces pouvoirs dont la force l’étourdissait autant qu’elle la grisait. D’un geste, elle projeta l’originel à travers le vestibule. La lourde porte d’entrée en chêne vola en éclat dans un bruit fracassant lorsque le vampire la percuta avec une violence inouïe, avant d’atterrir inconscient, sous une pluie battante, sur le perron.
Anya n’eut pas le temps d’apprécier le résultat de son sort. Prise d’un soudain vertige, courbée en deux contre la rampe, elle se retenait vigoureusement à cette dernière pour ne pas basculer au bas de l’escalier. Les mises en garde de ses grands-parents étaient fondées : elle n’avait pas la force de maîtriser ces pouvoirs qui semblaient la vider de toute énergie au fur et à mesure qu’elle les sentait croître en puissance. La respiration haletante, elle tenta de maîtriser les furieux battements de son cœur qui résonnaient douloureusement jusque dans ses tempes.
Mais dehors, Viktor reprenait peu à peu conscience et tentait déjà de se relever. En le voyant se redresser, Anya dévala aussi vite qu’elle le put les marches qui la séparaient de Klaus, en se tenant au mur pour garder un semblant d’équilibre dont la privaient ses jambes vacillantes. Arrivée au bas de l’escalier, elle se laissa tomber à genoux près du corps sans vie du vampire et lui ôta d’un geste brusque la dague.
- Maudite sorcière ! fulmina Viktor qui se tenait dans l’encadrement de la porte, le visage déformé par la colère.
Les yeux clos, la respiration haletante, Anya tenta de rassembler ses dernières forces dans un ultime sort. Un cri de rage la fit rouvrir brutalement les yeux. Devant elle, le vampire luttait en vain contre le feu qui se propageait le long de son corps. Un hurlement de douleur s’échappa à travers les flammes qui se mirent à lécher le visage du vampire. Celui-ci vacilla et s’effondra au sol. On ne distingua bientôt plus, au milieu de ce brasier, la haute silhouette qui se tordait de douleur.
Mais très vite, les dernières forces de la sorcière l’abandonnèrent. Anya, affaiblie, regardait impuissante, les flammes intenses s’essouffler peu à peu. Elle se tourna vers Klaus, toujours inconscient, et prit son visage froid et gris entre ses mains :
- Je t’en prie réveille-toi… supplia-t-elle la voix tremblante d’angoisse.
- J’ai bien peur que ce ne soit trop tard pour toi, lâcha Viktor qui se tenait déjà derrière elle.
Son visage ravagé par les flammes reprenait peu à peu son aspect normal. Lorsqu’il l’agrippa violemment à la gorge, Anya sentit la chaleur, qui émanait encore de sa main, lui brûler la chair. Le vampire jeta un regard, que suivit Anya, en direction du corps de Klaus. Imperceptiblement, son visage se colorait à nouveau, ses doigts animés de mouvements compulsifs reprenaient peu à peu vie.
Viktor lâcha un ricanement et jeta à nouveau son regard dans celui embrumé par les larmes de la jeune femme :
- Quel dommage qu’il ne se réveille que pour la fin du spectacle, ironisa-t-il.
Une indicible douleur coupa la respiration de la jeune femme lorsqu’il plongea sauvagement la main dans sa poitrine. Un froid intense s’empara alors de chacun de ses membres. Sa vue se brouilla. Puis très vite tout devint noir. Son corps s’affaissa d’abord doucement puis brutalement quand Viktor en arracha subitement l’organe vital.
Elle tomba à ses pieds au moment où un soubresaut anima subitement la poitrine de Klaus. Le vampire inspira bruyamment et ouvrit des yeux hagards. Il reprit peu à peu ses esprits et posa un regard horrifié sur le corps sans vie de la jeune femme effondrée à ses côtés.
Un cri rauque s’échappa de sa gorge en voyant Viktor, debout face à lui le dominant de toute sa hauteur, qui le regardait avec amusement :
- Ça t’appartient, je crois, railla-t-il en laissant tomber devant lui le cœur sanglant dans un geste de mépris.
Klaus, la mâchoire crispée par la colère et la haine, se redressa péniblement. En prenant appui sur le sol, sa main frôla le manche de la dague dissimulée par le corps de la jeune femme. Il se saisit de l’arme, et sans laisser le temps à Viktor de comprendre, fonça sur lui pour la lui planter de toutes ses forces dans le cœur. Le patriarche regarda incrédule la dague et agrippa dans un dernier geste d’agressivité le col du pourpoint de Klaus. Ce dernier se débarrassa sans mal de cette étreinte et envoya son poing dans le visage grisâtre du vampire qui s’abattit lourdement au sol.
Klaus, haletant, se retourna hésitant face au corps d’Anya. A la vue du visage devenu si pâle de la jeune femme allongée, là, devant lui, le vampire se sentit soudain submerger par flots d’images et de sensations irrépressibles. Il entendit à nouveau son rire cristallin qui le faisait tressaillir, sentit sa main posée sur sa joue pour le réconforter, revit levés vers lui ses yeux malicieux qui avait le don de le désarmer. Subitement relâchée dans un moment de faiblesse, cette captive revancharde, cette humanité tant redoutée et qu’il avait séquestrée au fond de lui pendant ces sept dernières années, l’assaillait maintenant de toute part.
Le jeune homme enserra fermement ses tempes dans l’espoir vain et absurde de pouvoir la contenir par ce geste dérisoire. Vaincu devant ses assauts, il se laissa tomber à genoux et enlaça farouchement le corps sans vie d’Anya. Il plongea son visage dans la chevelure brune éparse, et maintint fermement le visage de la jeune femme contre son torse. Perdu et désorienté, Klaus entendit à peine le cri déchirant que poussa son frère en apparaissant dans l’embrasure de la porte devant la scène qui se déroulait devant ses yeux. Il sentit également à peine sa main se poser sur son épaule dans un geste de réconfort.
C’en était trop, il devait sortir de cet engourdissement écœurant, vaincre cette faiblesse, faire à nouveau et définitivement le vide.
Agenouillé face à lui et conscient de ce que son frère était en train de faire, Elijah regardait, affligé, le visage de son cadet s’obscurcir et se durcir en même temps que son étreinte se relâchait.
- Ne fais pas ça Klaus. Ne renonce pas, supplia-t-il.
Mais ces suppliques furent vaines. Le vampire redéposa Anya sur le sol, se releva et baissa les yeux vers son ainé. Elijah chercha dans ce regard qu’il posait alors sur lui, une quelconque étincelle d’humanité mais celle-ci venait d’être soufflée en quelques secondes seulement. Klaus enjamba négligemment le corps de la jeune femme et se dirigea vers la porte d’entrée par laquelle il disparut.
Resté seul près d’Anya, Elijah ne jeta qu’un bref coup d’œil emprunt de haine vers le cadavre de son père. Assis à même le sol, il contempla un long moment le visage de la jeune femme devenu si pâle avant d’oser caresser une dernière fois ces lèvres d’où ne s’échapperait plus jamais aucun souffle. Il inspira profondément et il tenta lui aussi de maîtriser cette peine qui lui nouait la gorge, de chasser les images qui surgissaient par vagues du passé.
Mais soudain se furent d’autres visages qui s’imposèrent à lui. Celui de la femme qu’il aimait et à qui il allait devoir dire qu’il était arrivé trop tard, celui de deux enfants à qui il allait annoncer qu’ils reverraient plus leur mère. Accablé à cette idée, le vampire céda et laissa libre cours à son chagrin…