Près de onze mois depuis la naissance d’Ultime. Déjà. Près de onze mois d’allaitement, donc. Routine. Près de deux mois que j’ai repris le travail. Défi.
Continuer à allaiter après la reprise du travail, voilà un défi pour beaucoup de mères. Challenge plus ou moins ardu selon l’âge de l’enfant au moment de la reprise. En effet, ni la lactation, ni les besoins de l’enfant ne sont identiques. A neuf mois, on peut aisément remplacer une tétée par un produit laitier sous forme de yaourt, par exemple. Continuer à allaiter est alors un pur choix, non diligenté par un besoin vital, et requiert donc une certaine volonté (il serait si simple, tellement plus simple de ne pas y penser en journée).
Là où je travaille, je dispose en théorie de deux pauses d’allaitement de 45 minutes, quel que soit l’âge de l’enfant. Concrètement, il m’arrive très fréquemment de confondre ma pause de midi (30 minutes) avec… une seule pause -tire-lait par jour. Même si la loi est de mon côté, les contingences muettes du monde du travail imposent des compromis. A ce jour, on ne m’a pas demandé de certificat médical attestant de la poursuite de mon allaitement.
Il a fallu informer le service du personnel. Demander un local. Donc informer le service de gestion. Refuser les toilettes handicapés qui donnent sur la cantine. Refuser l’infirmerie sans fenêtre vers l’extérieur, avec les vitres translucides sablées donnant sur le dit service de gestion. Donc renoncer à tout local fermant à clé. Obtenir, sous réserve de disponibilité (à vérifier chaque jour), l’accès à une salle de réunion non vitrée. S’éclipser chaque jour. Donc informer ses collègues directs. Pour la discrétion, on repassera.
Descendre six étages. Récupérer la valise dans la voiture. En remonter cinq. Montrer patte blanche.
Déballer le matériel préparé chaque matin: un tire-lait double-pompe Medela Symphony 2.0 loué à la pharmacie (sur ordonnance, remboursé par la sécu, SAUF le second kit téterelle, ah ah, et 5 € par semaine à ma charge pour ce modèle hyper moderne et efficace – chèque de caution de 500 euros). Une mini glacière contenant des pains de glace et une serviette de table, des lingettes désinfectantes et une petite bouteille d’eau. Fermer les rideaux qui donnent sur l’immeuble de bureaux d’à côté.
Avoir l’impression d’avoir franchi tous les obstacles du 110 mètres haies. Se dire que le monde peut bien s’arrêter de tourner, et savourer cette pause. Souffler. Penser à son bébé. Poser les pieds sur la table rien que par pure provocation.
Manger. Ranger. Effacer les traces de mon passage. Redescendre cinq étages. Ranger le tout dans la voiture, au frais dans le parking. En remonter six.
Répondre, ou non, aux collègues qui s’étonnent de cet étrange attirail. Maudire la nature humaine qui a toujours besoin de tout savoir. Parler d’allaitement avec une jeune collègue nullipare. Avec bonheur, lui montrer que oui, c’est possible, si on est décidé à faire bouger les mentalités. Répondre que non, ce n’est pas du courage, ni céder à un caprice du bébé, à une collègue proche de la retraite, qui n’a aucune idée de ce qu’est un enfant. Dire que je ne sais pas, quand une collègue demande si je vais "devoir encore faire ça longtemps". Refuser poliment l’aide salace d’un collègue, en oubliant pas de sourire et en pensant très fort "connard".
Réaliser que j’évolue dans un univers relativement privilégié, avoir une pensée pour les métiers a priori moins compatibles.
Sourire en pensant qu’Ultime refuse de boire du lait au biberon. La victoire est d’autant plus jolie qu’elle est symbolique.