"Nous daubons tous allègrement sur les particularismes de classe, mais bien peu nombreux sont ceux qui souhaitent vraiment les abolir.
On en arrive ainsi à constater ce fait important que toute opinion révolutionnaire tire partie de sa force de la secrète conviction que rien ne saurait être changé.
[…] Tant qu'il ne s'agit que d'améliorer le sort des travailleurs, les honnêtes gens sont unanimes. […]
Malheureusement, c'est à cela et rien de plus qu'on aboutit quand on se borne à souhaiter que disparaissent les distinctions de classe.
Plus exactement, il est nécessaire de souhaiter qu'elles s'effacent, mais votre souhait demeure parfaitement vain si vous ne saisissez pas tout ce qu'il implique.
Il faut regarder en face la réalité: abolir les distinctions de classe, c'est abolir une partie de soi-même.
Me voilà, par exemple — moi, typique représentant de la classe moyenne. Rien de plus facile que d'affirmer mon désir de faire table rase des particularismes de classe ; mais la quasi-totalité de ce qui forme ma pensée et mon être repose sur des particularismes de classe. […]
Je dois opérer en moi une transformation si profonde qu'au bout du compte il ne restera pratiquement plus rien de la personne que j'étais."
(George Orwell - Le quai de Wigan, Éditions Champ libre, 1982)
La polémique qui oppose actuellement Noam Chomsky et Slavoj Žižek, ne nous offre-t-elle pas un magnifique exemple de ce trait d'esprit d'Orwell repérable dès son premier livre ?
N'avons-nous pas affaire en l'occurrence à l'expression contemporaine du concept hegelien bien (mal) connu de « négation de la négation »?
Lacan a insisté tout au long de son enseignement pour en faire saisir la logique: la négation d'une négation N'EST PAS un retour à l’affirmation première.
Orwell nous le dit de la manière la plus directe: il ne me suffit pas d’abolir les classes, il faut ensuite que je m’abolisse moi-même, en tant qu'abolisseur de classe, comme (toujours déjà) "appartenant/ayant appartenu" à une classe…
Cela jette un éclairage singulier sur la manière dont les commentateurs de cette polémique Chomsky/Žižek semblent le plus souvent embarrassés, se lamentant à l’idée d’être obligé de prendre position…
Le débat est forcément biaisé, du fait que les protagonistes ne sont pas au même niveau:
• Chomsky en tant qu’opposant au système contribue à le faire exister, puisqu’une simple négation conforte ce à quoi elle semble s’opposer (le fameux "se poser en s'opposant" de Hegel, "l'autre face" de la pièce…)
• tandis que Žižek, dans la mesure où il revendique tout au long de son travail la rigueur de son héritage théorique hegelo-marxo-lacanien, rend visible le "d'où il parle", le lieu de son énonciation, et peut ainsi aller au bout de la dialectique, se "niant" lui-même dans/par la polémique…
En n'oubliant pas d'inclure son sujet de l'énonciation dans ses énoncés, prenant ainsi le risque d'incarner autant que possible ce moment cartésien du vide qu'est le $ujet, cette position "impossible" (et donc réelle au sens lacanien) que Slavoj Žižek accepte de prendre fait que… même s’il ment, il dit quand même la vérité!
Isidore Ducan - Christian Dubuis Santini