Un peu plus de vingt ans après la mort du photographe Robert Mapplethorpe, Patti Smith raconte leur fusionnelle relation amoureuse et créative dans un New York bohémien, bordélique et violent.
L’avis de Camille
Je n’avais jamais fait le lien entre ce que je connaissais de Robert Mapplethorpe, ses nus de studio à la provocation travaillée, et le seul album que je n’ai jamais écouté de Patti Smith, ce Horses à la calme et austère jaquette. L’assurance, dans ce cliché, est terrible. Il dit : je t’ai vu. Tu m’as vu. Il n’y a rien en toi qui pourra nous séparer.
J’ai d’ailleurs lu Just Kids comme un crescendo jusqu’à cette photo, prise en 1975 par Robert Mapplethorpe lui-même, et marquant d’ailleurs plus ou moins la fin de sa vie commune avec Patti Smith.
Car à l’été 1967, où tout commence, Patti ne pense pas au rock comme carrière, et Robert trouve chiante comme les pierres l’idée même de développer des photos. Ils se rencontrent par hasard/destin/main invisible/alignement des astres, se tombent et se retombent dessus, se sauvent la vie, se font immédiatement, incroyablement confiance. Ils deviennent, à en croire Patti Smith, si cosmiquement inséparables qu’elle sentira, en se réveillant dans sa maison du Michigan, au matin du 9 mars 1989, que Robert vient de mourir dans la nuit de complications liées au SIDA, à New York.
C’est un bouquin fantastique. Je n’ai trop compris pourquoi, à la première lecture, alors je l’ai relu immédiatement. En prenant des notes et tout, comme une vieille geek, dans un état d’agitation pas très joli à voir.
Je n’ai pas trop compris pourquoi, à la première lecture, parce que Patti Smith est volontiers un peu mièvre, d’un sentimentalisme orné, que mon palais plus sensible au cru et à l’amer n’a guère goûté.
Certaines tournures de phrases kitscho-grandiloquentes m’ont carrément fait hausser les sourcils. Je vous donne un petit exemple en passant, concernant l’amour de Patti Smith pour Arthur Rimbaud, qui a au long du livre particulièrement tendance à déclencher chez elle ce genre de formulatique rococo :
"He became my archangel, delivering me from the mundane horrors of factory life. His hands had chiseled a manual of heaven and I held them fast."
A ces quelques pièces montées près, le reste du temps cela fonctionne. Son style rêveur et économe sert bien un livre admirablement bâti.
Mais c’est surtout parce que Just Kids parle de la création artistique dans sa suante quotidienneté, dépouillée, brillement, que j’ai passé des jours à le relire à l’endroit et à l’envers pour votre plus grand bénéfice.
Patti Smith ouvre son récit par enfance à South Jersey, où elle est bouleversée par la grandiose mousseur crémeuse d’un cygne, lors d’une promenade dans un parc.
Le tremblement que provoque la grâce de la bête, la révélation de ne pouvoir complètement le communiquer à autrui : quelle expérience exaltante et frustrante, que de rencontrer la beauté, et de n’avoir à disposition que des mots, ou des tubes de couleur et du papier. Pourtant l’expression demande, l’expression exige.
Malgré leurs divergences d’approches et de luttes, Robert et Patti se soumettent, lui sans questions, elle avec plus d’atermoiements, à la nécessité de se presser l’âme pour sortir une version au moins partiellement partageable de leur vision du monde.
Quand Patti doute et se demande : à quoi sert de produire de l’art ? Pour qu’il finisse dans un musée, à l’heure où dans le monde réel, la foule est dans la rue ? Robert répond que cette question n’a aucune importance, seul comptant le travail, équilibre de foi et d’exécution. Inspiration est possession : quand Robert dessine, c’est Dieu qui lui tient la main, et ensemble ils chantent le chant de la Création.
Et croyez-moi, la muse n’est pas une maîtresse facile. Le regard que Patti porte sur sa jeunesse et sur celle de Robert est plein d’indulgence et de tendresse, pour leur immense confiance et leur grande naïveté. Mais si ces lunettes roses amortissent un peu la dure glauquitude de leurs premières années à New York, je dois vous avouer que j’ai un peu ouvert de grands yeux sur certains épisodes particulièrement dégueu. Même en écartant les périodes à l’hygiène improbable –et l’absence d’accès à une salle de bain constitue pour moi un motif valable d’émeute–, vivre à New York dans les années 1970 avec pas un rond n’est pas exactement toujours merveilleusement romantique. L’apogée est bien sûr leur passage à l’hôtel Allerton, sorte de trou à rats vertical, où Robert sue sa fièvre dans un lit plein de poux et où on peut voir, par les portes entrouvertes, des junkies à moitié nus chercher un endroit où se piquer sur leurs corps couverts de croûtes.
Même en excluant cette aventure extrême, la vie de Patti et de Robert est une suite de combines, de pain de la veille et de bric à brac de récup. Ils sont loin d’être les seuls dans ce cas, néanmoins. Leur New York dans ce temps pionnier et bancal, où les industries ferment et les classes moyennes ont fuit, est celui de beaucoup d’autres artistes, semi-clochards célestes issus de la contre-culture. Pendant leur bref passage au légendaire l’hôtel Chelsea, Patti se fait gentiment tapoter la tête par Salvador Dali alors qu’elle écrit des poèmes dans le hall, Jimi Hendrix lui tient compagnie dans une cage d’escalier, Allen Ginsberg lui paye à dîner en croyant qu’elle est un joli garçon. L’ébullition et la fraternité de cette ville aujourd’hui disparue, « nettoyée » par les rebonds de Wall Street et la planification urbaine, et dépeuplée par les overdoses, les suicides puis l’épidémie du SIDA, est palpable.
Et quand Robert puis elle-même commenceront à rencontrer le succès, Patti n’oublie pas de remercier tous ceux qui ont payé un jour le dernier dîner avant la famine, organisé la première expo avec zéro budget, relu ses poèmes avec bienveillance, et apporté de la chaleur, de l’espoir, dans leurs vies de créateurs.
Mais surtout, Just Kids est une élégie à Robert Mapplethorpe, le garçon avec qui elle déambula bras dessus bras dessous à Coney Island, partageant un hot dog car n’ayant pas d’argent pour deux, le jeune ambitieux qui la trainera aux soirées de la Factory d’Andy Warhol, le coloc affectueux qui la poussera gentiment vers le devant de la scène. Ce couple aux multiples permutations est le cœur battant du bouquin, animé par les beautés, les subtilités et les profondeurs de leur relation.
De leur première rencontre à leur seule et unique expo commune, de leurs virées nocturnes pour trouver des meubles dans la rue à leurs disputes sur la dépense du dernier dollar, du premier Polaroid de Robert à la première guitare de Patti, il dit : je t’ai vu. Tu m’as vu. Il n’y a rien en toi qui pourra nous séparer.
A lire ?
Oui.
Je ne peux pas garantir que le style languide de Patti Smith n’ennuiera pas certains d’entre vous, mais je vous conseille Just Kids au moins comme un excellent tableau d’époque. Pour le reste, j’ai perdu le fil de l’objectivité en commençant ma deuxième lecture, dans une de ces expériences traumatisantes où la parole de quelqu’un d’autre vous envahit le cerveau.
On lit parfois certains livres au bon ou au mauvais moment, en passant complètement à côté ou en les absorbant comme une éponge. C’est le second phénomène qui cette fois-ci m’arrive, et ces derniers jours j’aurais pu parler de Just Kids jour et nuit.
Bob Dylan aurait dit, à propos de son disque Blonde on Blonde dont Patti Smith était si friande, que cet album avait été « The closest I ever got to the sound I hear in my mind». Just Kids raconte cet ardent, ce furieux désir de traduction, et en ressort tout illuminé.