Le Britannique succède à son compatriote Bradley Wiggins. À la tête d’une intrigante équipe Sky, il a dominé, à vingt-huit ans, l’un des Tours les plus difficiles de l’ère contemporaine et ne sera jamais parvenu à vaincre les doutes des suiveurs.
Le chronicoeur se retourne sur les traces-sans-traces de son Tour et déjà, au hasard de sa traditionnelle balade dans le Paris des héros de Juillet, comme pour ne pas quitter trop brutalement le cliquetis des dérailleurs et le son furtif et fuyant des roues sur l’asphalte, il se demande s’il n’a pas trop joué avec ses nerfs durant trois semaines éprouvantes. Les questions, en effet, se sont accumulées. Vingt et une étapes d’un scénario (presque) trop prévisible, au moins pour le vainqueur final, et d’amoncellements de doutes qu’il convient de ne pas taire, sauf à trahir son authentique amour de la Grande Boucle qu’aucun événement tragique n’a encore remis sérieusement en cause.
Ainsi donc, un coureur dégingandé au squelette apparent, originaire du Kenya âgé de vingt-huit ans, ex-étudiant en Afrique du Sud, citoyen britannique et résident monégasque, pense avoir donné le bon exemple sous la férule d’une équipe surpuissante qui aurait tellement professionnalisé sa manière de préparer ses champions qu’elle parviendrait à l’excellence absolue en toutes choses. Christopher Froome succède à son compatriote Bradley Wiggins, absent, et ses façons uniformes de planter son personnage laissent poindre un tempérament sinon mécanique du moins programmé pour assumer un destin qu’aucun spécialiste digne de ce nom n’aurait imaginé si brillant voilà trois ou quatre ans.
Notons au passage que personne, à la lecture du road-book, au départ de Porto-Vecchio, n’aurait parié non plus qu’on puisse rouler aussi vite sur un parcours aussi accidenté, l’un des plus impressionnants de l’ère contemporaine. La moyenne à laquelle le maillot jaune aura bouclé le Tour sera l’une des plus rapides de l’histoire. Seules celles de Lance Armstrong en 2003 (40,940), 2004 (40,553) et 2005 (41,654), Oscar Pereiro en 2006 (40,784), et Carlos Sastre en 2008 (40,492) furent plus supérieures. Froome plus rapide que Riis, Ullrich, Pantani et même le Armstrong de certaines belles années…
Avant-hier, le banni Riccardo Ricco, qui purge une suspension de douze ans pour faits de dopage avérés, osait l’ironie: «Enfin le cyclisme a trouvé un coureur propre qui bat tous les records des coureurs dopés.» Avons-nous affaire oui ou non à une mystification de plus, tôt ou tard dévoilée? La Sky est-elle crédible, avec ses 20 millions d’euros de budget, ses stages d’entraînement tous les hivers à Tenerife, sa diététique soi-disant poussée à l’extrême et ses études scientifiques pour que Froome puisse mouliner à plus de cent coups de pédale à la minute? En tous les cas, plus crédible que la Saxo de Contador et Kreuziger (pilotée par Bjarne Riis), ou la Movistar des Quintana, Valverde et Costa, qui ont réalisé une troisième semaine miraculeuse en gagnant trois étapes et en plaçant le petit Colombien de vingt-trois ans, au destin attachant, sur la deuxième marche du podium à la faveur d’un exploit, samedi, dans la montée du Semnoz?
Comment répondre à ces interrogations légitimes sans arrogance, sans dogmatisme, ni cynisme, sachant qu’elles étaient à peu près identiques il y a dix ans avec l’US Postal? «C’est probablement la pire année pour gagner le Tour», répond lucidement Dave Brailsford, Gallois de quarante-neuf ans, manager de l’équipe Sky. «L’année où tout le bazar Armstrong éclate, où la vérité est étalée au grand jour, on pouvait s’attendre à ce que le public, qui a cru en ce sport pendant longtemps, soit un peu en colère et frustré.» Froome, lui, n’avait toujours pas de mots, samedi soir, pour expliquer sa performance dans le Ventoux: «Incroyable, incroyable, répétait-il. Le Tour, c’est un voyage extraordinaire.»
Et c’est une partie du problème. Bien sûr, nous ne sommes pas obligés de croire ceux qui déclarent crânement que le cyclisme est définitivement sauvé et que, concernant au moins les dix premiers du général, nous n’entendrons jamais parler d’EPO de quatrième génération ou de prises en microdose (indétectables après autotransfusions), d’Aicar, d’Andarine ou de GW501516, autant de noms biologisés et barbares qui circulent sous le manteau. Par contre, nous avons pu constater, émerveillés comme à la première heure, que le Tour reste un succès populaire unique en son genre, un carrefour de toutes les joies partagées qui continuent de cimenter l’âme d’un pays pourtant en crise. Alors, au moment de tourner la page de cette centième édition, le chronicœur pense au Suiveur – qui se reconnaîtra – et lui adresse un message à valeur quasi universelle: comment ne pas repartir pour un Tour?
Post-scriptum. Au moment où l’Humanité est mise sous presse, les rescapés du Tour, partis à 17h45, n’étaient pas encore entrés dans Paris. Comme vous le savez, l’ultime étape, entre Versailles et les Champs-Elysées (133,5 km), arrivait en nocturne pour les besoins d’un grand show télévisé, avec l’Arc de Triomphe illuminé en jaune, histoire d’honorer la centième édition de l’épreuve. Le chronicoeur tout à sa plume ne connaissait donc pas encore le nom du vainqueur du jour sur la plus belle avenue du monde. Quand on ne cesse de vous répéter que la presse écrite n’est plus une préoccupation pour les organisateurs du Tour…
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 22 juillet 2013.]