Masasumi Kakizaki est un mangaka qu’on a – presque – plus besoin de présenter. Après Rainbow chez Kazé et Hideout chez Ki-oon, cet auteur s’est fait connaître grâce à un trait inimitable et un goût prononcé pour la noirceur aussi bien humaine que graphique. Après le drame social de Rainbow et l’horreur-épouvante de Hideout, il s’attaque aujourd’hui au western avec Green Blood, toujours chez Ki-oon.
Avec cette histoire en 5 tomes, cet auteur trentenaire a débuté en 2001 et nous présente sa cinquième œuvre (sa 4e en solo). Il s’agit de son premier titre chez Kodansha, après avoir travaillé chez Shôgakukan pour ses œuvres précédentes. Green Blood vient tout juste de s’achever au Japon après 2 ans de publication dans les pages de l’hebdomadaire Young magazine (Akira, Higanjima, XXX Holic) destiné aux adultes et jeunes adultes. En France, chez Ki-oon, il sera publié tous les 3 mois.
Voilà pour les informations de base, en route pour les premières impressions à la lecture du tome 1 !
Vivre et survivre à Five Points…
Manhattan, fin du XIXe siècle. Le rêve américain bat son plein, quelques décennies après la ruée vers l’or. Le pays s’enrichit à vitesse grand V et les immigrés européens continuent d’arriver en masse pour s’entasser sur le port de New York, la tête pleine d’espoir et de rêves suscités par le Nouveau Continent. Mais la réalité est tout autre : ces étrangers sont mis au rebut, entassés dans des bidonvilles et victimes de discrimination. Le quartier de Five Points est le pire d’entre-tous. La misère, la criminalité et la prostitution règnent sur ce 6e district et les gangs font la loi, aidés par une police corrompue et des politiciens véreux.
Dans cet enfer, le jeune Luke Burns s’efforce de survivre en restant honnête et courageux. Mais ce jeune docker n’est pas dupe pour autant et voit bien le mal qui ronge Five Points : il porte le nom de Grave Diggers, le clan mafieux le plus dangereux de la ville. Luke vit au jour le jour avec son grand frère, Brad, qui semble se la couler douce et profiter de l’argent durement gagné par Luke. Mais il cache une seconde identité, beaucoup moins légère : il est l’assassin attitré des Grave Diggers, et porte le nom de Grim Reaper.
Chaque nuit il enfile son costume noir, son long manteau, son pistolet muni d’une lame et il exécute les contrats du gang pour 10 dollars par tête, ni plus ni moins. Bien décidé à se salir les mains afin de préserver son frère et d’exécuter une vengeance mystérieuse, Brad exécute le sale boulot à l’abri des regards. Mais il a beau s’enfoncer un peu plus chaque soir dans une marre de sang, il n’en a pas perdu son âme pour autant. Néanmoins, son désir de justice ne va pas être longtemps compatible avec son métier d’assassin…
Une vision de l’enfer…
On y retrouve des hommes commandés par leurs plus bas instincts, dans un défilé de péchés capitaux où la colère, l’avarice et la luxure dévorent les plus faibles. Dans cette Amérique qui débute son industrialisation, les avancées économiques et technologiques ne sont pas encore arrivées au bas de l’échelle sociale, qui a toujours le nez dans la boue. L’effervescence de l’île de Manhattan profite donc à une nation en plein boom et aux natifs qui voient les nouvelles communautés étrangères d’un très mauvais oeil et mère de tous leur maux.
Ici ce sont les irlandais au sang vert, le fameux Green Blood, qui sont spécialement mis au rebut, mais ils ne furent pas les seuls : anciens esclaves afro-américains désormais libres, juifs, italiens, etc. Tous ces immigrants s’entassent dans ce vieux quartier où les brigands règnent et dont les gangs se nourrissent de cette exclusion. Ils ont également compris que le sang, la terreur et la corruption s’avèrent d’excellents méthode de gestion et d’enrichissement.
On retrouve donc le quartier de Five Points, rendu célèbre par le Gangs of New York de Martin Scorcese. Green Blood s’y déroule quelques années après le film et les maisons de briques remplacent petit à petit les maisons en bois… Mais on y joue toujours la même musique funeste à coup de revolver et de règlement de compte. Au beau milieu des filles de saloon aux charmes monnayables, de nouveaux gangs assoiffés de pouvoir tentent de pousser les plus anciens vers le cimetière, tandis que les gens honnêtes essaient de survivre en évitant les balles perdues.
Masausmi Kakizaki s’est totalement emparé de cet univers entre flingues ou chapeaux du far west et les docks de la révolution industrielle, et il nous présente un western déclinant et sombre à souhait, avec des décors d’une grande finesse qui donnent à eux seuls le ton. Élément essentiel de l’ambiance, ce cadre porte les stigmates des bas fonds : les murs qui tombent en miettes expriment la misère des lieux pendant que les sols de boue suggèrent l’insalubrité générale du quartier. Tous deux indiquent l’aspect vieillissant de cette portion de Manhattan, hors de tout progrès, alors que plus au nord la construction du célèbre et bientôt tendance Central Park est sur le point de s’achever.
Même la couverture de ce tome 1 s’aligne sur cette ambiance, façon photo sepia usée et salie, aux bords brulés par le temps, tachée par le sang…
Quand Kakizaki s’enfonce dans la nuit…
L’ambiance n’est donc pas des plus guillerettes, vous l’aurez compris. Mais comme dans les films d’épouvante ou les thrillers les plus aboutis, Green Blood ne se contente pas de décrire les journées difficiles du jeune Luke qui travaille chaque jour sur les docks pour quelques sous, combattant le mal et l’adversité avec ses valeurs de gentil garçon gravés sur son visage et son espoir en bandoulière. Certes on lui doit les quelques rayons de soleil de ce premier tome… Mais avec 50 cents par jour il ne risque pas d’aller bien loin et ça, Masasumi Kakizaki et Brad le grand frère l’ont bien compris. Ce premier tome se déroule essentiellement de nuit, à l’heure fatidique où l’aîné souriant et nonchalant devient le tueur à gages redoutable et sans pitié.
Le plus appréciable dans les nuits de Kakizaki, c’est que les décors ne disparaissent pas artificiellement pour enchaîner des gros plans dans l’obscurité quasi-totale. Sous les éclairages faiblard des lampes à huiles, le mangaka préfère la pénombre au noir, pour y présenter des ombres, des ruelles qui s’enfoncent dans le néant, des regards presqu’invisibles, des contours à peine perceptibles qui nous font sursauter dès que nos yeux se sont habitués à l’obscurité. A Five Point, les dettes de la journée sont soldées sans faute chaque nuit, intérêts compris. Grand et massif, notre assassin est aussi vif et puissant que furtif et efficient : personne ne lui échappe et lorsque ses victimes le comprennent, il est déjà trop tard.
Pourtant le Grim Reaper n’est pas un monstre. Contrairement à ses congénères, il tue sans cruauté et n’y prend aucun plaisir. Devant les dépouilles sans vie de ses missions accomplies, il s’entaille pour verser quelques gouttes de son sang en offrande puis ajoute une rengaine à peine audible : « Pardonne-moi ». Un bourreau malgré lui, qui accepte toutes les facettes de cette ville pour atteindre ses deux buts : le bien de son petit-frère qu’il veut protéger de tout danger et la recherche de son père, co-fondateur du gang des Grave Diggers et disparu depuis 14 ans… Car il lui voue une haine féroce et veut le tuer. Une traque et une vengeance encore mystérieuses qui n’empêchera pas des sursauts d’humanisme dans la tache quotidienne de notre assassin : ce premier volume s’achève en effet par sa rébellion contre le fils du chef des Grave Diggers… Mais je ne vous en dis pas plus !
Dans la grande lignée des westerns dramatiques et dans une maîtrise renouvelée de son art, Masasumi Kakizaki entame donc une aventure sombre, cruelle et sanglante. Les mangas de western sont rares, et Green Blood en est un qui démarre sous d’excellents auspices, alors profitez-en !
Fiche descriptive
Auteur : Masasumi Kakizaki
Date de parution du dernier tome : 04 juillet 2013
Éditeurs fr/jp : Ki-oon / Kodansha
Nombre de pages : 198
Prix de vente : 7.65€
Nombre de volumes : 1/5 (terminé)
Visuels GREEN BLOOD © Masasumi Kakizaki / Kodansha Ltd.
Pour vous faire un avis, la preview est disponible ici. Pour en savoir plus sur les auteurs, vous pouvez toujours faire un tour sur leur blog ou sur Twitter. Les éditions Ki-oon ont également un focus très intéressant sur l’histoire du quartier Five Points.