Les pigistes sont de plus en plus nombreux, et ils représentent une part croissante des journalistes professionnels. Olivier Pilmis, un jeune sociologue, ne s’est pas contenté de ce constat statistique; il a décidé de creuser la question au travers d’une longue enquête menée en parallèle sur les intermittents du spectacle. L’intermittence au travail (1), le livre qui est le fruit de cette recherche, ouvre d’utiles pistes de réflexions.
Les pigistes sont des salariés atypiques en regard du droit du travail: leurs relations de travail avec le(s) employeur(s) ne s’inscrivent pas dans la durée, puisque la pige, par définition, est une prestation unique au renouvellement aléatoire. À l’embauche, processus normalisé et encadré, se substituent des formes de négociation qui ne concernent pas leur seule « force de travail », mais qui portent surtout sur un « produit » (l’article, le contenu multimédia…). Le rapport de forces n’est donc plus aussi foncièrement inégalitaire que dans le salariat « classique », où il repose sur l’existence d’un lien de subordination entre l’employé et son employeur.
Bref, les pigistes se trouveraient sur un « marché » dont les contours seraient à définir. L’ambition qui porte le livre d’Olivier Pilmis, L’intermittence au travail, est de regarder et d’analyser les règles, les conventions dites et non dites, qui permettent à ce marché de fonctionner. Une réflexion d’autant plus importante que le nombre de pigistes ne cesse de croître au fil des année, et plus important peut-être, ils en représentent une part sans cesse plus importante, comme l’illustre le graphique ci-dessous [la courbe figure leur proportion, l'histogramme leur nombre]:
Nous sommes donc face à une mutation durable. Elle nourrit comme le rappelle utilement Olivier Pilmis deux discours opposés: « nouveaux prolétaires » contre « journalistes libérés »
« Nouveaux prolétaires » vs « journalistes libérés »
Le premier de ces discours ferait des pigistes une des figures emblématiques des « intellos précaires » (2) et pour ce qui concerne plus particulièrement le journalisme, en font les victimes d’une forme de « prolétarisation » qui conduit à une forte dégradation de la qualité de l’information. Le livre d’Alain Accardo, Journalistes précaires construit à partir de témoignages, même s’il est un peu daté, est à cet égard éclairant.
Le second discours, comme le rappelle très utilement Olivier Pilmis, permettrait au journaliste de sortir de la routine. Reprenant l’analyse de Profession pigistes, il écrit:
l’accroissement constant du nombre de pigistes peut aussi être le prélude à un renouvellement de ce métier même, i.e. d’une redéfinition de la manière légitime de l’exercer (…) le journalisme né de la pige libère le travailleur des pesanteurs du journalisme plus « ancien », dans lequel l’attachement permanent à une rédaction ruine la créativité individuelle et ses capacités d’initiatives.
L’opposition est classique, elle renvoie aux débats qui ont accompagné au fil du temps la construction de la profession.
Le pigiste, un journaliste légitime ?
Si aujourd’hui personne ne semble remettre en cause la légitimité de la place des pigistes dans la famille des journalistes, cela n’a pas toujours été le cas, pour preuve la loi Brachard de 1935 qui a établi le statut de la profession [le rapport ayant abouti à la loi est en ligne sur le site de la Commission de la Carte -Pdf]. Elle définit le journaliste comme étant:
celui qui a pour occupation principale, régulière et rétribuée, l’exercice de sa profession dans une publication quotidienne ou périodique éditée en France ou dans une agence française d’information et qui en tire le principal des ressources nécessaires à son existence. »
Problème: cette loi excluait alors les pigistes, ces mercenaires aux « collaborations multiples », de son champ d’application, car l’idéal était le journaliste salarié permanent d’une rédaction. Le rapport Brachard est explicite sur ce point:
Les principes d’action du journaliste sont le goût qu’il a de son métier, son attachement au journal considéré comme personne morale, l’émulation. L’amener à se disperser, faire du journal une boîte au lettre où il vient déposer ses articles, ce n’est pas seulement l’obliger à un travail hâtif, l’habituer à se contenter du superficiel et à se dispenser de la réflexion, c’est aussi lui enlever une des sources de son enthousiasme.
Cette loi n’est que l’aboutissement de la manière dont s’est construit l’identité du journaliste professionnel, par opposition à celle de l’amateur (3), qu’il soit universitaire, médecin, fonctionnaire, avocat… ou pigiste. « Chaque titre de presse, écrit Olivier Pilmis, entretien alors [dans les années 1930] un marché interne, occupé par des journalistes ‘permanents’, et un marché externe, sur lequel opère les pigistes. (…) aussi la défense de la condition économique et professionnelle des ‘journalistes’ implique de se protéger contre la concurrence que peuvent exercer les membres du marché externe. »
Cette exclusion va avoir des conséquences durables, et il faudra attendre:
- 1963, pour que les pigistes -qui ont su se distinguer des « amateurs »- aient accès au régime général de la Sécurité sociale,
- 1974 et la loi Cressard pour que les pigistes soient considérés comme des journalistes comme les autres, c’est-à-dire « par défaut, des salariés employés en CDI ».
Olivier Pilmis voit dans l’adoption de cette loi, une novation, en ce sens que la définition du salariat évolue. Classiquement en effet, l’état de salarié se définit par l’existence d’une lien de subordination avec l’employeur. Or, cette notion n’est guère adaptée aux pigistes [et aux comédiens], car explique-t-il ce critère est peu applicable « à des individus agissant dans un espace s’apparentant davantage à un marché qu’à une organisation, ou dans le cas des pigistes notamment, proches de situations de sous-traitance. » La relation qui s’établit entre un pigiste et son employeur serait donc plutôt une forme de « dépendance économique ».
La formation de couples
La distinction est importante car elle fait entrer les pigistes dans une zone grise entre salariat, indépendance (certains préféreront « autonomie ») et entreprenariat. Bref, nous sommes en pleine contradiction. C’est ici que la recherche d’Olivier Pilmis est novatrice. Il s’est en effet attaché à suivre les relations complexes qui se nouent entre les pigistes et leurs employeurs. En effet, la théorie voudrait que la pige soit un « marché » ouvert -au sens économique du terme- sur lequel pigistes et employeurs « feraient affaire ».
Il montre qu’il n’en est rien en réalité. Certes, un observateur distrait de ce « marché » ne pourrait voir qu’une multitude d’interactions, c’est-à-dire des pigistes travaillant pour de multiples rédactions, sur de très courtes durées. Il y a une part de vrai dans ce constat, mais en creusant, Olivier Pilmis s’est rendu compte qu’il existait une forme de stabilité.
En effet, un quart des pigistes travaillent pour un seul employeur et plus de la moitié (55%) n’ont que de un à trois employeurs (voir graphique ci-dessous)
Plus intéressant encore, il montre qu’une fois la relation établie, les « couples » pigiste/employeur s’installent dans une relation relativement durable: « Au delà de la première année de collaboration, la relation d’échanges a toujours plus de chances d’être poursuivie qu’interrompue; et à l’issue de la troisième année de collaboration, la probabilité de poursuite est toujours deux fois plus élevée que la probabilité d’arrêt ». Il montre ici, un aspect du marché de la pige bien connu des pigistes eux-mêmes, à la savoir la constitution autour d’un rédacteur en chef ou d’un chef de service de « mini-rédactions » ou de pools de pigistes, auxquels il sera fait appel régulièrement.
Cela le conduit à estimer qu’il ne faut plus penser l’emploi journalistique en terme dualiste comme au temps de la loi Brachard, avec d’un côté des journalistes en CDI intégrés dans une rédaction et de l’autre des pigistes éparpillés subissant la loi du « marché » (du travail). Il existe un troisième espace dans lequel on trouve des pigistes qui sont à des degrés divers intégrés dans les rédactions. Cela peut même aller jusqu’à l’instauration de postes de « pigistes permanents », ou de journalistes en CDD, qui constituent une sorte de palier préalable au recrutement comme journaliste en CDI.
Mais difficulté: comment entrer dans ce « cercle magique » qui débouche sur un emploi stable? Les pigistes n’ont à cet égard aucune stratégie cohérente et établie. Olivier Pilmis est frappé par le fait que ses interlocuteurs invoquent toujours le « hasard » pour expliquer comment s’est installée telle ou telle collaboration, qu’elle soit durable ou non. Mais est-ce vraiment du hasard, où plutôt un ensemble de facteurs (4), de choix qui ne sont pas assumés consciemment au moment où ils sont réalisés? Pourtant, ce sont ces « choix », qui vont conduire à l’établissement de relations entre les pigistes et les responsables de rédaction qui les emploient de manière plus ou moins stable. Problème, ces choix ne relèvent pas d’une stratégie consciente et volontaire, mais se font plutôt au gré d’opportunités.
Une relation étrange
Vis-à-vis du chômage, on ne saurait imaginer de situation plus contrastée que celle existant entre les pigistes et les artistes. Pour ces derniers, expliquent Olivier Pilmis, l’inscription dans le système d’indemnisation du chômage -le fameux régime des intermittents- tient lieu de sésame en ce sens « qu’elle signifie que l’individu a travaillé un certain nombre d’heures, et donc qu’il bénéficie de la confiance de certains employeurs ». Cette inscription marque chez les comédiens la frontière entre les « professionnels » et « amateurs ».
Il en va tout autrement pour les journalistes pigistes, qui sont eux soumis au régime général [à l'exception de certains pigistes de l'audiovisuel, qui relèvent du statut des intermittents]. Ils n’ont pas de contrat de travail, puisque dans la plupart des cas, leur collaboration repose sur un accord purement oral. Cela pose plusieurs problèmes comme la reconnaissance par Pôle emploi du « temps travaillé », la question du montant des indemnités, sans parler de la question des pièces administratives à fournir, éternels sujets de polémiques (5).
Mais, insiste Olivier Pilmis, la relation entre le pigiste est son employeur est « étrange », voir « incertaine » car on ne sait plus trop s’il s’échange du travail ou un produit:
elle [la relation] ne passe pas tant par la fourniture d’un travail (au sens de la mise à disposition de la main d’œuvre) que d’un produit (les » sujets » qui constituent les biens qui s’échangent sur ce marché).
Nous serions donc, avec les pigistes, au croisement de deux marchés: celui du travail et celui du produit. Et c’est ici, que revient la question de « journalisme de projet ». En effet, explique Olivier Pilmis,
Une technique comme le « placement de sujet », typique de l’activité de pigiste, est centrale parce qu’elle initie des échanges marchands (…) Elle rappelle que l’activité de pigiste est constituée pour une large part, d’un travail de création d’emploi.
Il poursuit un peu plus loin :
L’activité de pigiste apparaît pour cette raison plus proche que celle de comédien de certaines formes d’entreprenariat. Leur distance par rapport à une notion comme celle de « chômage » peut pour partie s’expliquer par la possibilité toujours présente de finaliser leur temps: les temps dépourvus d’engagement étant généralement consacrés aux travaux et recherches à des échanges [piges] futurs.
Au final, le pigiste se trouve donc dans une situation singulière. Il est un chef d’entreprise pour ce qu’il s’agit de mener ses « projets », mais en même temps il est un salarié si l’on se réfère à son statut social -qui englobe le statut de journaliste-, mais un salarié atypique, puisqu’il n’est pas contraint par un lien de subordination avec un employeur mais par un contrat tacite portant sur l’achèvement du « projet » dont il est porteur et dont le plus souvent il est à l’initiative. Pour autant, Olivier Pilmis se refuse à parler de « marché » pour qualifier ces échanges autour des projets, ou alors comme notion vidée de son sens. Elle serait devenu, dit-il, « une simple métaphore ». Ce n’est pas le moindre des paradoxes de cette enquête.
Notes
- Olivier Pilmis, L’intermittence au travail, Une sociologie des marchés de la pige et de l’art dramatique, Economica, Paris, 2013, 208 pages.
- Lire les deux ouvrages d’Anne et Marine Rambach: Les Intellos précaires, Fayard, 2001 et Les nouveaux intellos précaires, J’ai lu, coll. essai, 2011. Alain Accardo, Georges Abou, Gilles Balbastre, Christophe Dabitch, Annick Puerto, Journalistes précaires, Journalistes au quotidien, Agone, 2007.
- L’historien Christian Delporte dans Les Journalistes en France, 1880-1950, fait remonter cet antagonisme à la fin du XIXe siècle, lorsque des associations de journalistes exigèrent de leurs adhérents que le journalisme soit pour eux « l’occupation habituelle et la principale profession » [Seuil, Paris, 1999, p. 85].
- Olivier Pilmis, parle de side bet en référence aux travaux du sociologue américain Howard S. Becker, qui travailla sur la « conception interactionniste de l’engagement », en étudiant notamment des fumeurs de marijuana et des danseurs. La notion de side bet [que je traduis maladroitement par "facteur"] peut s’illustrer de la manière suivante : un danseur acceptera des engagements – même s’il considère qu’ils sont inférieurs à son niveau et à ses attentes – car il veut apparaître vis-à-vis de ses interlocuteurs comme quelqu’un de fiable.
- Pour tous ceux intéressés par le sujet, outre les sites des syndicats de journalistes, il faut consulter soit le site de Profession pigiste où le groupe facebook de l’association, ou encore la page Journalistes & Pigistes [créée par le site spécialisé Categorinet]; la question y est très souvent abordée.
- Olivier Pilmis avait accordé un entretien sur ses travaux (publié en quatre épisodes) au blog des Incorrigibles (un collectif de pigistes), en février 2012, et à celui de l’École de Journalisme de l’IFP, en août 2012.