— Koukoume, comment on dit le mot « cœur » dans ta langue ?
— Je vais te le dire ishkuess mais auparavant je veux que tu comprennes qu’un cœur ne bat jamais dans le vide. Il bat, là, caché dans ta poitrine ou dans la mienne. C’est pourquoi, dans ma langue, on dit « mon cœur, ton cœur ou son cœur », tu comprends ?
— « Mon cœur » alors, dit la petite fille.
— Nitei, répond la grand-mère.
— Et dans un coquillage, Koukoume, est-ce qu’il y a un cœur qui bat ? Insiste la petite en tenant au creux de sa main un buccin couleur de sable.
— Au fond de la mer, le coquillage abrite un petit animal avec un cœur qui bat. Mais quand l’animal n’y est plus, le cœur n’y est plus.
— Et comment on dit « coquillage » ?
— Esh
-Nitei-esh ! S’exclame alors la petite fille en serrant très fort contre sa poitrine la coquille vide.
Maintes fois j’ai écrit et réécrit ce dialogue en essayant de rester fidèle à l’histoire que tu m’as racontée. Maintes fois j’ai essayé d’imaginer ta vie si seulement à cette rencontre il y avait eu une suite. La grand-mère et la petite fille. La petite fille, car je n’ai jamais su ton vrai nom. Bien sûr, dans le métier, il y a ces noms que l’on s’invente. Et laisse-moi te dire que le tien, Brenda, ne t’allait pas du tout.
D’où venais-tu ? Je ne l’ai jamais su. Uashat mak Mani-Utenam, Pessamit, Essipit ? (J’avais imaginé Essipit à cause de la rivière aux coquillages, ça ajoutait à ta légende.) Mais comment aurais-je pu savoir, puisque, toi-même, tu l’ignorais ? Et n’eût été le désir de cette grand-mère de te connaître, tu n’en aurais jamais rien su. Une brève rencontre. Une promenade le long du fleuve. À peine le temps de te laisser apprivoiser par cette vieille dame qui insistait pour que tu l’appelles Koukoume et qui s’exprimait avec les siens dans une langue jusqu’alors inconnue de toi. Une brève rencontre, et puis, plus rien. Sauf la fugue que tu fis, l’année de tes dix ans, avec en tête une seule idée : la retrouver. Mais comment donc la retrouver avec ce seul nom en mémoire quand là-bas sur la Côte, d’Essipit à Uashat mak Mani-Utenam, il y a tant et tant de koukoumes.
À force de partager la même loge, les mêmes trajets en autocar et parfois la même chambre, on en vient aux confidences. Ces derniers temps tu parlais de retrouver les tiens, certaine de pouvoir, cette fois, y arriver. Tu parlais aussi de lâcher le métier. Ce métier où l’on vieillit trop vite. Sitôt jetées, sitôt remplacées. Par des plus belles et des plus jeunes. Mais toi, tu aurais bien pu afficher quelques rides, ça n’aurait rien changé. Car tu étais belle. Belle dans ta façon d’être au monde. Ardente et rieuse, malgré les commentaires salaces de ces hommes qui te tournaient autour et qui, de toi, auraient voulu bien davantage que ta danse lascive et ton corps nu. Et moi, j’avoue, de toi j’étais amoureuse et en secret, au matin, j’aimais te regarder dormir.
Parmi tous les clients, il y en avait un, un habitué, un assidu. Toujours assis à la même place, tout près de la scène. Un type de qui tu disais avoir peur. Jusqu’ici, tu avais refusé ses avances. Pourtant, cette nuit-là, tu l’as suivi. Peut-être l’offre était-elle alléchante. Un peu de poudre blanche. Ou la promesse d’un petit matin au bord d’un lac à regarder se lever le soleil.Ce matin-là, je me suis réveillée en sursaut. Avec dans ma gorge, ton cri. Un cri que l’on étouffe. Et puis plus rien. Sauf un grand vide et, dans la chambre, toutes ces choses qui me parlent encore de toi. Et parmi elles, ce coquillage couleur de sable, seul souvenir de ta grand-mère.
Dix jours déjà…
Il n’y aura pas d’enquête. La police ne m’a pas prise au sérieux.
« Une danseuse nue, partie ailleurs refaire sa vie. Ce n’est pas la première fois qu’elle fugue… »