Le porteur du maillot jaune (Sky), sans prendre de risque, remporte le contre-la-montre devant Alberto Contador (Saxo). Abandon du Français Jean-Christophe Peraud (AG2R), victime de deux chutes et d’une fracture de la clavicule. Pendant ce temps-là, Thierry Adam et consorts découvrent la parole...
Depuis Chorges (Hautes-Alpes).
Cyclisme: schizophrénie des exceptions. On dit par exemple que Christopher Froome possède le corps d’un champion hors du commun et que son rapport poids/puissance est certifié-conforme « bien supérieur » à la norme. Personne ne le croit. Ou alors au prix d’un gros effort d’imagination. Ainsi notre Chris aime pédaler la tête basse en créant un style sous l’égide de la domination active. N’y voir aucun signe de pénitence – juste l’onde des événements qui semble traverser cet être en action. Lui si grand. Si chétif qu’on oserait à peine le toucher de peur de le briser comme de la porcelaine. Avec ses jambes râpées jusqu’à l’os.
Hier, lorsque l’homme en Sky s’élança pour l’effort solitaire, nous vîmes un modèle de fausse onctuosité, une ondulation perceptible qui part des reins et qui finit absorbée on ne sait comment par cette silhouette squelettique, comme si sous ses bras en éventail venaient mourir les vibrations. D’autant que la météo avait décidé de jouer avec nos nerfs.
A 15h18: la pluie arriva par intermittence. A 15h40: le tonnerre gronda au-dessus de la ligne d’arrivée. Le ciel était d’un gris bleuté particulièrement dur, lumineux. Nous eûmes aussitôt le sentiment de la catastrophe, de l’accident plutôt, bref de l’imminence du drame qui pouvait éclater tout à coup n’importe où. Un classique du genre. Ceux partis tôt avaient bénéficié de la clémence des Alpes. Mais pour les leaders, catapultés sur la route après 16 heures, ce fut plus complexe, malgré l’accalmie accordée par les dieux du vélo. Les deux côtes répertoriées de ce contre-la-montre, entre Embrun et Chorges (32 km), suffisaient à notre bonheur de réprouvé. Dès le départ, les rescapés du Tour devaient affronter la fameuse route des Puys par la côte de Puy-Sanières, longue de 6,1 km à 6,2% de moyenne. Les coureurs devaient alors garder des forces pour la côte de Réallon, beaucoup plus délicate, longue de 7 km à 6,6% de moyenne, avec pas moins de cinq paliers de récupération entrecoupés de sections très raides atteignant parfois 18%. Jean-Christophe Peraud, lui, accumula la malchance. Victime d’une fracture de la clavicule droite dans une chute lors de la reconnaissance du parcours, il traîna sa douleur tout au long du parcours, sans aucune autre ambition que de terminer le chrono et de perdre le moins de temps possible. Et puis l’enfer survint, quand, à deux kilomètres du but, il chuta de nouveau lourdement, accentuant sa blessure initiale. Une culbute tragique et fatale. Ce fut l’abandon immédiat.
Et la bataille des chefs? Elle n’eut pas vraiment lieu. Chris Froome se montra d’une prudence extrême sur une chaussée humide: il termina premier mais de quelques secondes, troisième victoire d’étape. Alberto Contador (Saxo) prit comme prévu tous les risques, en particulier dans les descentes: 2e du chrono, à 9 secondes, et dorénavant dauphin. Quant aux autres, signalons essentiellement que le Néerlandais Bauke Mollema (Belkin) marqua le pas été perdit sa place sur le podium, au profit de Tchèque et équipier de Contador, Roman Kreuziger. Pas de quoi rehausser le récit…
L’an dernier, nous avions au moins l’opposition formelle entre Anglais. Froome, Kényan blanc, enfant du colonialisme. Et Wiggins, incarnation du chic londonien. Cette cohabitation finalement plus propice aux aventures humaines, détaillait alors toute la grandeur surannée de la vieille Angleterre. Cette année, les profils caractériels semblent au second plan. Mais que voudrait-on, au fond? Froome nous fait peur? Bien sûr. Doit-on exprimer des «doutes»? Evidemment. Mais les «bémols» d’aujourd’hui des uns ne rattraperont jamais les liaisons dangereuses d’hier de la masse aveugle. Quand Thierry Adam, commentateur à l’état de brouillon de France Télé, dit «espérer» que les performances de Froome sont saines, c’est non seulement mal connaître le cyclisme d’ici-et-maintenant mais c’est surtout se moquer des suiveurs qui n’ont pas attendu la bonne parole globalisée pour monter au front. Où étaient-ils, les Adam et consorts, parés de leur humour gras, quand ils célébraient sans aucune nuance les exploits d’Armstrong, de Rasmussen, de Ricco, de Vinokourov et de tous les autres, et qu’ils accusaient en coulisses la «meute des chiens» – le chronicoeur en tête – de ne pas aimer le cyclisme? Ces récents convertis d’un vélo éthiquement compatible sont comme les résistants d’après la bataille de Paris: ils ont le courage tardif et le verbe un peu trop haut, désormais, pour être honnête. Sauf à nous faire croire – ils n’en sont d’ailleurs pas loin – qu’ils préféreraient comme leader du Tour Alberto Contador, ex-positif avéré, ou son lieutenant Roman Kreuziger, ancien «patient» du docteur Ferrari, deux protégés de Bjarne Riis, symbole à lui tout seul des années EPO. Bienvenue en schizophrénie. [ARTICLE publié dans l'Humanité du 18 juillet 2013.]