Nous arrivâmes dimanche soir et, car c’était essentiellement la raison de notre présence à Saint-Jean-de-Luz, à peine réveillés le lundi matin, vers neuf heures, nous partîmes pour la plage, avec serviettes, parasol, eau, lunettes, crèmes à l’indice maximal de protection solaire (nous sommes tous blonds à la peau claire) et surtout tous les jouets « corrélés » pour Juliette, quatre ans, fille unique, qui allait découvrir pour la première fois les bonheurs de l’océan.
J’avais la ferme intention de l’initier aux châteaux de sable. Toute mon enfance. Des souvenirs heureux, avec mes deux frères et ma sœur, quand nous concourions à épater nos grands-parents, ici même, sur la plage de Saint-Jean-de-Luz, tous les étés jusqu’à mes douze ans quand mes parents, jugeant que je commençais à devenir intéressant, avaient repris leurs droits à m’emmener avec eux ou, le plus souvent, m’envoyaient en séjours à l’étranger pour que mon anglais, mon allemand et mon espagnol excellent et contribuent à me propulser (ou pour eux me maintenir) dans l’élite (à partir de seize ans j’eus aussi des cours intensifs en maths, histoire, français, politique, rhétorique… Si bien que si je suis haut fonctionnaire après l’ENA et normale sup, c’est bien le minimum que je pouvais atteindre de leur point de vue).
Ma femme connaissait mes intentions et avait donc prévu de la lecture. Avec Juliette nous nous sommes donc approchés de l’eau, gardant une distance raisonnable afin de trouver du sable humide à souhait. Elle marqua sa surprise quand, pour la toute première fois de sa vie, elle retourna le saut plein de sable, retira le plastique, et découvrit une tour de vingt centimètre s’ériger fièrement sur la surface plane de la plage. Elle décida de reproduire l’opération une dizaine de fois, comme pour vérifier que le miracle se reproduirait, construisant ses tours selon un schéma d’ensemble aléatoire. Au bout d’un moment, je lui proposais de relier les tours, mais elle ne se laissa pas convaincre facilement. Pourquoi faire? Eh bien! Pour le chemin de garde. Pourquoi ils ne passent pas par les tunnels? Ils sont trop dangereux. Mais pourquoi faut-il garder les tours? En cas d’invasion. Mais par qui? Par les crabes. Tu m’as dit que les crabes ils étaient gentils, alors pourquoi ils seraient méchants. Ils n’aiment pas les tours de sable… Et ainsi de suite, jusqu’au moment où, n’ayant plus d’imagination, elle se résigna à construire le chemin de garde, et nous fûmes fiers de montrer notre muraille de Chine à ma femme toute émerveillée. Puis, il fut l’heure de partir déjeuner.
Après la sieste, Juliette voulut revoir son œuvre. Cette dernière avait été saccagée, ce qui fit pleurer ma fille de quoi contribuer à la montée du niveau de l’océan. Elle m’intima l’ordre de reconstruire la muraille de Chine. Ma femme partit chercher des coquillages avec elle pour que je puisse agir plus vite. Dès que je pus m’y mettre, je me lançai dans la construction de la cité impériale version grandiose. Ma fille serait éblouie.
Les étapes, je les connaissais. J’avais été entraîné dans mon enfance. On dit que le vélo, ça ne s’oublie pas. C’est ainsi aussi des châteaux de sables :
- constituer un monticule de sable très tassé. Ne pas hésiter à le mouiller régulièrement afin qu’il soit bien dur. Pour bien faire et avoir de la marge de manœuvre, l’idéal est une base de un mètre sur un mètre avec un sommet à quatre-vingt centimètres.
- bien avoir un schéma en tête sur les éventuelles extensions, les murailles, les tunnels, les ponts.
- tasser dès le départ le sable pour constituer toutes les formes grossières des éléments à venir
- mettre de la crème solaire, surtout dans le dos
- laisser le sable reposer environ dix minutes afin qu’il s’agglomère bien
- se lancer. Avec un objet coupant (un couteau, ou à défaut un morceau de carton de la taille d’une phalange), tailler le bloc de sable afin de faire ressortir les toits, les tours, les créneaux, les mâchicoulis, les tourelles, les meurtrières, les murs concaves ou droits ou en angle, ou à la Vauban, dessiner les contours des pierres, élaborer les ponts, les cours, les tunnels, les remparts, les donjons, les terrasses, les églises, les champs, les routes, les villages…
Mes femmes étaient revenues depuis bien longtemps quand j’eus fini, sous le regard admiratif des passants, dans l’indifférence de ma femme qui s’était replongée dans son livre, et sous le contrôle de Juliette qui, ayant compris et accepté qu’elle ne pourrait pas contribuer autrement, donnait les ordres et gardait l’avant du château contre l’avancée de l’océan. Ce dernier s’approchait tout doucement mais irrémédiablement.
J’avais prévu une grande plaine entourée de hautes murailles pour que nous puissions nous installer en attendant le tsunami qui ravagerait notre Atlantide. Nous nous y installâmes et attendîmes la fin de notre petit univers avec beaucoup de plaisir. Juliette envoyait des boulets de sable contre la mer qui répliquait par des vagues de plus en plus agressives.
Soudain, notre repère fut inondé et Juliette cria de bonheur. Pendant tout le carnage, elle resta très excitée. Elle dansa, chanta, tourna sur elle-même, en redemanda, encore et encore. A la fin, rien ne distinguait plus notre œuvre sur l’étendue de sable lisse et brillant, sauf peut-être ses petits pas de danseuse.